Tribune Libre de Michel Reynolds

Devoir de mémoire, des morts pour la France aux morts à cause de la France

  • Publié le 9 mai 2023 à 10:33
  • Actualisé le 9 mai 2023 à 10:36

En France, depuis 2006, le 10 mai est la journée nationale de commémoration des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions (Décret du 31 mars 2006). Cette journée nationale des mémoires – où un événement est imposé dans chaque département hexagonal, à l’initiative du préfet – relève, selon la formule consacrée, d’un "devoir de mémoire". (Photo d'illustration : mm/www.imazpress.com)

Mais d’où vient l’expression « devoir de mémoire » ? Comment s’est-elle imposée dans le langage
courant et dans l’espace public ?

- "Souviens-toi" -

Le devoir de mémoire est le titre français donné en 1995 à un ouvrage posthume de Primo Levi (1913-1987), rescapé d’Auschwitz, reprenant un entretien accordé en 1983 à deux historiens italiens, Anna Bravo et Federico Cereja, même si le terme "devoir de mémoire" est absent de l’entretien en question. Il a été choisi par les éditeurs parce qu’il était déjà une formule consacrée, au début des années 1990, en référence pour une grande partie au génocide des juifs.

Selon l’historien Sébastien Ledoux, qui a consacré sa thèse de doctorat, en 2016, à la formule "devoir de mémoire" et son histoire, Pierre Nora est le premier historien a utilisé l’expression "devoir de mémoire" dans les années 1980. À la faveur du procès Klaus
Barbie, ancien membre de la Gestapo, pour crimes contre l’humanité, en 1987, l’expression se popularise et s’imposera dans le débat public à partir des années 1990-2000. Le référent commun est alors les victimes de la barbarie nazie.

Toutefois, ce que recouvre l’expression ("devoir de mémoire") la rattache à une histoire beaucoup plus ancienne et de nature originellement religieuse, comme le souligne l’historien Johann Michel (2018). C’est le « souviens-toi » des sociétés hébraïques, dont les membres sont appelés à maintenir la mémoire de l’Exode/la sortie de la servitude (Bible - Deutéronome32, 7).

Le "devoir de mémoire" est une variante de cette injonction à se souvenir qu’on retrouve, formulée de manière différente, dans la plupart des sociétés humaines et dans des textes fondateurs (cf. Johann Miche, Le devoir de mémoire, PUF / Que sais-je, 2018).
L’expression se sécularisera par la suite, en s’exprimant à l’époque contemporaine selon deux modèles : des morts pour la France, des morts à cause de la France – distinction effectuée par Serge et/ou Caroline Barcellini (2008).

- Le modèle du 11 novembre : l’hommage aux morts pour la France -

Le premier de ces deux modèles se situe à l’issue de la Première Guerre mondiale (1914-1918). Il est initié par les associations d’anciens combattants qui souhaitent avant tout rendre hommage aux soldats tombés sur le front – 1 300 000 morts pour la France.

Dès la fin des hostilités, des cérémonies pieuses à la mémoire des morts ont lieu d’abord dans plusieurs cimetières, le 1 er et le 2 novembre et ensuite, le 11 novembre (loi promulguée le 24 octobre 1922), devant des monuments érigés dans les communes de France, animés par les anciens combattants et puis par les autorités publiques pour commémorer la victoire et la paix. La mention "mort pour la France", créée par le Parlement par la loi du 2 juillet 1915, s’est ensuite élargie (loi du 28 février 2012) à l’ensemble de ceux qui sont "morts pour la France" qu’ils fussent civils ou militaires, qu’ils aient péri dans des conflits actuels ou des conflits anciens.

Le concept  "mort pour la France" devient alors le fil conducteur de tout ce qui est mémoire combattante en France, comme le déclare Serge Barcellini, l’actuel président du Souvenir français (fondé en 1887). Il y a donc une histoire de la mémoire obligée (l’injonction à se souvenir) qui précède l’histoire de la formulation du "devoir de mémoire".

- Le modèle de la Shoah : l’hommage aux morts à cause de la France -

À ce premier modèle, réactivé à l’issue de la Seconde Guerre mondiale à propos de la mémoire de la Résistance, en répond un second, construit au départ par les associations juives de rescapés et/ou de leurs proches. Il s’agit cette fois de rendre hommage aux victimes de la déportation, des "victimes innocentes" du nazisme – près de 6 millions de Juifs d’Europe, dont plus d’un million d’enfants – et de témoigner de la réalité historique des camps de la mort.

Un nouveau "devoir de mémoire" est né, fondé sur le devoir de témoigner au nom de ceux qui sont morts, même si l’expression n’est pas encore en usage. La reconnaissance des crimes contre l’humanité, par le Tribunal de Nuremberg en 1945, puis par la loi du 26
décembre 1964 (loi française) donneront une nouvelle impulsion aux commémorations de la Shoah – terme par lequel on désigne l’extermination de plus de 5 millions de juifs – tout en restant encore peu officielle jusque dans les années 1990 (Johann Michel, 2019).

En effet, dans les années 1990-2000, avec les grands procès pour crimes contre l’humanité, notamment celui de Paul Touvier en 1994 et celui de Maurice Papon en 1997-1998, tous deux hauts responsables français pendant l’occupation, le concept "devoir de mémoire", de plus en plus partagé, se polarise, sur la Shoah.

Le modèle se fonde alors sur la mémoire des morts à cause de la France, compte tenu de la complicité du régime de Vichy dans la
déportation des Juifs (cf. discours de Jacques du 16 juillet 1995).

- L’élargissement du devoir de mémoire : la traite et l’esclavage -

Ce second modèle, celui des morts à cause de la France va connaître un élargissement avec la mémoire de la traite et de l’esclavage. Si, comme l’a montré François Azouvi, l’histoire de la Shoah a rencontré une prise en charge assez rapide, au départ par les
élites culturelles, puis l’espace public, et enfin l’action publique (Le Mythe du grand silence, Gallimard,2015), par contre, l’histoire de l’esclavage a été bel et bien une histoire du silence (Hubert Gerbeau, Les esclaves noirs, pour une histoire du silence, 1970, 1998, 2013).

Ignorée par les pouvoirs politiques métropolitains et locaux, l’histoire de l’esclavage et de son abolition est restée cantonnée à la sphère privée, dans la culture du fénoir (de la nuit), pour reprendre l’expression du poète réunionnais Alain Lorraine, avant d’être portée par le Parti communiste réunionnais et les associations culturelles (Prosper Ève, 2000).

L’arrivée au pouvoir de la gauche avec l’élection de François Mitterrand en 1981 change un peu la donne. Le 20 décembre,
date de l’abolition de l’esclavage à La Réunion (20 décembre 1948) devient, en 1983, un jour férié (Loi du 30 juin 1983 relative à la Commémoration de l’abolition de l’esclavage instituant un jour férié propre à chaque département d’outre-mer).

Le 150 ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, en 1998, sera un moment important dans cette reconnaissance officielle, aussi bien sur le territoire hexagonal que dans les départements d’outre-mer. Deux récits du "devoir de mémoire" s’affrontent alors publiquement : le premier récit vise à mettre en valeur le geste libérateur de la nation en 1848 (l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises le 27 avril 1848) 1 et le courage de l’abolitionniste métropolitain Victor Schoelcher… et le récit alternatif qui rend hommage aux victimes réduites en esclavage – mortes à cause de la France – et à leurs descendants, tout en inscrivant l’histoire de la traite et de l’esclavage dans la catégorie juridique de « crime contre l’humanité ».

Et ce, sans "passer sous silence le rôle de ces combattants de l’ombre et de la nuit que furent les nègres marrons et les insurgés Nègres" (Aimé Césaire). La loi du 10 mai 2001, initiée par Christiane Taubira, se situe dans la ligne de ce second récit du "devoir de mémoire", mise en œuvre par les mouvements associatifs et le Comité Marche du 23 mai 1998. L’expression "devoir de mémoire" est
aujourd’hui contestée par nombre d’historiens – trop d’abus, manipulation, judiciarisation …– qui préfèrent parler de "devoir d’histoire" (Antoine Prost). Paul Ricoeur invite plutôt à équilibrer l’idée d’un impératif de la mémoire (le "devoir de
mémoire") par celle d’un travail de mémoire dans lequel le rôle de l’historien est fondamental, puisque l’histoire est par nature critique 2 .

Ceci étant, le dernier mot doit rester au concept "devoir de mémoire" qui s’adresse à la notion de justice due aux victimes, son horizon, sa "visée véritative" selon l’expression de Paul Ricoeur.


1 C’est la date retenue par le président Emmanuel Macron pour rendre l’hommage à Toussaint Louverture, mort
d’épuisement et de froid, au fort de Joux, le 7 avril 1803. Cf. Michel Reynolds, Toussaint Louverture, l’initiateur de la
première République noire.

2 Ricoeur Paul, La mémoire heureuse, in Notre Histoire, septembre 2000, n° 180, et son maître ouvrage : La Mémoire,
L’Histoire, l’Oubli, Seuil 2000.

Reynolds Michel

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