Mayotte est une île incroyable. Incroyable pour ses paysages, mais surtout incroyable pour ses habitants. Confrontés à un contexte de crises multiples, ils font preuve d’une résilience qui force le respect. Cette résilience n’est pas un choix, elle ne l’est jamais. Surtout, elle ne peut ni ne doit, jamais, justifier l’inaction ou la désorganisation des pouvoirs publics.
Car, en effet, la reconstruction qui doit nécessairement advenir suite à la catastrophe cyclonique qui vient de s’abattre sur notre île ne doit pas cacher la faiblesse de nos infrastructures, la sous-dotation de nos services publics, et les inégalités abyssales qui s’accroissent d’année en année.
Aussi, lorsqu’on nous annonce, jeudi 12 décembre au soir, qu’un cyclone risque de frapper notre île, avec des vents pouvant atteindre les 200 km/h, l’inquiétude commence. Le lendemain, la crainte se confirme et s’amplifie : le Préfet évoque une "catastrophe historique". L’alerte passe d’orange à rouge, puis à violette le samedi au matin. Le pire est à venir et nous ne sommes pas prêts. Nous sommes nombreux-ses à avoir frôlé la mort, sans jamais trop y avoir pensé. L’idée nous a traversé l’esprit puis, très vite, après la sidération vient la survie. Le choc psychologique viendra plus tard. Il y a évidemment d’autres victimes, des morts, une quarantaine paraît-il, et des blessés, plusieurs milliers. Mais lorsque l’on sait que plus d’un tiers des ménages vivent dans des bidonvilles et que 50 % de la population a moins de 18 ans, un tel bilan paraît tout bonnement miraculeux. En vérité, il est évidemment sous-estimé, comme souvent. Néanmoins, ce qui frappe ici tient surtout à l’écart entre les différents chiffres évoqués : depuis la catastrophe, les estimations ont varié de quelques dizaines de morts à plusieurs dizaines de milliers. On a même entendu le chiffre de 60.000 décès probables.
Comment comprendre un tel écart ? Il provient de cette absence de données, d’informations, et de connaissances précises de la situation mahoraise qui produit de véritables paniques morales dans la population et par-dessus tout rend impossible la mise en œuvre de politiques publiques adaptées aux besoins. De ce fait, et comme toujours, les politiques publiques mises en œuvre sont bien souvent des mesures d’apparat, bricolées dans l’urgence, qui alimentent les haines et les oppositions (I.). Peu efficaces et conflictogènes, elles sont cause d’épuisement et de tensions au sein de la population et plus particulièrement des services publics chargés de les mettre en œuvre (II.). En conséquence, ce sont à nouveau nos élèves qui sont les plus impactés par cette nouvelle mauvaise gestion de crise (III.).
Face à ce genre de crise, il est de coutume d’agir selon un schéma en trois parties regroupant les mesures à court, moyen et long terme. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, alors que nous traversons des crises chaque année – de la crise hydrique à la crise de la violence, en passant par les crises sociales et naturelles – les pouvoirs publics paraissent toujours aussi surpris au moment de s’organiser. Les témoignages se multiplient sur l’absence de secours dans les premières semaines suivant le cyclone. Encore une fois, c’est la population qui s’est organisée pour y faire face, toute la population.
Le gouvernement a donc déjà perdu un temps pour agir, celui de l’urgence, qui doit limiter les dégâts et les dangers immédiats. A sa place, ce sont les ONG internationales World’s central kitchen et Humanity first qui sont intervenues, accompagnées par une myriade d’associations locales implantées sur le terrain. Pour la CGT Educ’action Mayotte, l’école doit être au centre de cette reconstruction. Véritable colonne vertébrale de la société mahoraise, elle nourrit et accueille, à elle seule, environ un tiers de la population. C’est la raison pour laquelle l’aide à la reconstruction doit être portée en priorité au bâti de l’Education nationale et à l’habitat précaire dans lequel vit une grande partie de nos élèves. Plus largement, nous répétons depuis de nombreuses années la nécessité d’un plan d’investissement massif pour tous les services publics.
Toutefois, l’aveuglement patent et permanent de nos autorités conduit aux comportements observés lors de la visite ministérielle : un plan sous-dimensionné, une ministre qui tourne le dos à ses agents, et un discours xénophobe et anti-pauvres pour détourner le regard et faire fuir les personnes en situation irrégulière de tout dispositif de secours. Récemment, le Préfet a interdit la vente de tôles à toute personne ne justifiant pas d’une attestation de domicile. Quant à l’aide alimentaire, elle est parfois délivrée sous condition de présenter une carte d’identité. Et que dire du plan d’évacuation des lieux d’accueil des réfugiés qui prévoit dans ses scenarii des évacuations sèches sans relogement ?
Et des discours de François Bayrou ou encore de Manuel Valls intimant l’ordre de ne pas reconstruire des bidonvilles alors qu’ils sont déjà reconstruits ? In fine, cette visite aura montré, une fois de plus, le paradigme des autorités vis-à-vis de notre île : laisser ceux qui le peuvent se débrouiller par eux-mêmes ; punir les prolétaires en empêchant la (re)constitution de leurs conditions matérielles d’existence.
Nous plongeons là dans la partie invisible de Chido, celle qui n’entre pas dans le récit du Gouvernement, celle qui est bien souvent ignorée des pouvoirs publics, mal perçue des statisticiens, et qui n’attend rien d’un Etat qui au mieux la toise, au pire la harcèle. Ce sont bien sûr tout d’abord tous ses travailleur-se qui reconstruisent Mayotte, bâtisseur-ses, ouvrie- res, manutentionnaires, aidant-es, gardien-nes, technicien-nes ou assistant-es. Ce sont aussi tous les agent-es des services publics, réquisitionné-es, en service, ou volontaires, qui ont donné de leur temps et travaillé dans des conditions dégradées et dangereuses pour venir en aide à la population.
Ce sont évidemment toutes ces initiatives personnelles, ponctuelles ou organisées, qui ont à la fois révélé et amplifié les micro-solidarités qui existaient déjà à Mayotte. La population a créé des réseaux de distribution, des collectifs de travail, des lieux d’échange, entre voisins, d’où qu’ils viennent, sans préjugés. Le don et le contre-don n’ont jamais été aussi simples.
Les cagnottes se sont multipliés, grâce à l’appui des collègues hors territoire. Ce sont eux aussi qui ont permis de collecter et relayer les informations pour toutes celles et ceux qui continuent de vivre sans réseau, sans eau et sans électricité. Nous avons vu des collègues aider leur direction à recenser les personnels et les élèves dès le premier jour de la catastrophe, d’autres à la reconstruction des bâtiments, certains ont fait parvenir des containers entiers… Tous cela, ce sont les invisibles de Chido.
Aussi, à Mayotte, on a l’habitude de se débrouiller, de s’entraider et de s’arranger avec la réglementation pour continuer à survivre, à vivre, à exister, vaille que vaille, traversant les crises les unes après les autres, et puis toujours se relever. Mais cela n’est pas sans conséquence sur le bien-être de la population : beaucoup sont épuisés de devoir traverser toutes ces crises et s’en prennent parfois à celles et ceux désignés comme les coupables de la situation ; la plupart en veulent surtout à l’Etat de les avoir lâchés, en particulier les agent-es complètement abandonné-es par leur administration alors qu’ils surmontent des crises en permanence et travaillent tous les jours dans des conditions sans cesse plus « dégradées ». On pense également aux personnels de direction, administratifs, techniques et d’entretien qui ont été sollicités pendant les vacances pour assurer l’accueil des sinistrés. Ce contexte anxiogène, fait de surcharge de travail et d’improvisation quasi constante, détériore la cohésion au sein de la société mahoraise et de sa communauté éducative accentuant par là même les envies de départ.
Encore une fois, l’Education nationale est l’une des principales victimes de cette politique à la petite semaine, conflictogène et improvisée. Devenue le garde chiourmes de la Préfecture, il lui est imposé, comme toujours, d’ouvrir ses établissements quoi qu’il en coûte… Mais ce coût est surtout supporté par les personnes, car pour l’Etat, l’addition n’est pas très élevée : que ce soit pour les élèves ou pour les agents, les mesures annoncées ne sont que poudre aux yeux, déclarations d’intention et projets hors sol. Elles soulignent l’impréparation, la méconnaissance mais aussi l’absence de volonté des autorités de permettre à Mayotte de se développer durablement.
On peut déjà commencer par la rentrée scolaire. Sans surprise, là non plus le paradigme n’a pas changé : chaque établissement se débrouille comme il peut mais il faut reprendre le plus vite possible. La date de rentrée est maintenue au 13 janvier pour une revue des troupes et les élèves devront être accueillis le 20. Comment ? Dans quelles conditions ? Présentiel si possible, sinon c’est distanciel, avec programmes Lumni sur Mayotte la 1ere et un partenariat spécial avec le CNED. Même le Rectorat avoue l’inadéquation du dispositif avec le profil de nos élèves auquel s’ajoute la détérioration des réseaux électriques et numériques. Et comme une catastrophe n’arrive jamais seule, un deuxième cyclone, rétrogradé en tempête tropicale, baptisé « Dikeledi », a décidé de passer au large de Mayotte le dimanche, veille de la rentrée, la repoussant sine die.
Mais, surtout, il y a une question qui est sur toutes les lèvres : qui sera là ? Va-t-on revoir tous nos élèves ? Tous nos collègues ? Le Gouvernement a bien tenté de répondre aux besoins des agent-es mais comme souvent, sans consulter personne : c’est ainsi qu’il a instauré une prime « secours » pour les personnels ayant un indice inférieur ou égal à 448, excluant une bonne partie des fonctionnaires, et ce quel que soit l’ampleur du préjudice subi.
Il a promis des solutions de relogement pour tous les agent-es dans le besoin, ce qui est simplement irréalisable sur un territoire où avant la catastrophe, nombreux étaient les collègues en difficulté pour se loger. Sur le bâti scolaire, les dégâts importants causés par Chido viennent s’ajouter aux très grandes carences déjà observées depuis des années sur le territoire. Là où il faudrait des milliards, nous avons des millions. Aujourd’hui, la mise en sécurité des bâtiments est loin d’être terminée : ce sont souvent des collègues qui s’en chargent, alors que la F3SCT n’a toujours pas été réunie. Quant à nos élèves, s’ils parviennent à retrouver le chemin de l’école, ce sera certainement sans livres, ni cahiers, ni stylos.
Dans ces circonstances, comment faire pour que Mayotte non pas se reconstruise mais se transforme durablement en une société apaisée et prospère ? Il est d’abord nécessaire de la rendre attractive en garantissant des conditions de vie pour tous qui soient dignes et répondent aux besoins vitaux de chacun. Pour la CGT Educ’action Mayotte, cela passe notamment par des infrastructures et des services publics de qualité (par exemple avec le passage en REP + de tous les établissements), une baisse du coût de la vie, le développement du parc locatif et des logements sociaux, et aussi des mesures d’incitation pour attirer et garder les personnes qualifiées sur l’île (un plan de titularisation des contractuels paraît plus que nécessaire). Mais surtout, sur le long terme, pour un développement durable, c’est d’un changement de paradigme dont nous avons besoin. Les discours, les comportements et les politiques xénophobes, classistes, népotiques ont fait naître des tensions au sein de la population. L’élan de solidarité qui s’est créé doit servir d’exemple et de terreau pour la construction d’un modèle de société plus juste, moins inégalitaire, fondé sur l’entraide, la bienveillance et le vivre-ensemble.
Ce ne sont pas des individus qui ont survécu à la catastrophe, c’est toute la société qui s’est relevée d’un bloc sans attendre le plan « Mayotte debout » du Gouvernement.