Oui, c'est un gros livre, ce qu'on appelle un pavé, lourd de ses 632 pages. Pas facile à tenir dans ses mains sur la plage ou dans son lit. Pas toujours facile non plus à déchiffrer tant la composition est surprenante et les descriptions minutieuses. Et pourtant, il faut le lire, L'art français de la guerre, premier roman d'Alexis Jenni (sans jeu de mots ?), professeur de biologie né en 1963, prix Goncourt 2011 (NRF, Gallimard, juin 2011).
MĂȘme le titre Ă©tonne. On connaissait le lĂ©gendaire Art de la guerre de Sun Tzu. Quâest-ce que les Français ont donc apportĂ© de nouveau ? En fait, lâauteur nous entraĂźne dans cette " cavalcade horrifique de 20 ans oĂč chaque guerre Ă©pongeait la prĂ©cĂ©dente " (p.470). 20 ans câest approximativement la pĂ©riode Ă©coulĂ©e entre la fin de la Seconde guerre mondiale et les accords dâEvian mettant fin Ă la guerre dâAlgĂ©rie en 1962, sans oublier la guerre dâIndochine enlisĂ©e dans la cuvette de DiĂȘn BiĂȘn Phu en 1954.
Lâobjet du livre est donc la " flĂ©trissure coloniale" car " la colonie est un ver qui ronge la RĂ©publique " (p.562). Art français de la guerre ? Quelle ironie provocatrice! Depuis la victoire sur le fascisme, toutes ces guerres ont Ă©tĂ© perdues par la France, et " la pourriture coloniale (âŠ) circule sans quâon la voie comme les Ă©gouts suivent le tracĂ© des rues " (p. 191). Aujourdâhui comme hier, ici, dans les quartiers dits " sensibles ", comme lĂ -bas, dans les colonies, on envoie des jeunes policiers militarisĂ©s " reprendre le contrĂŽle de zones interdites " (p. 255). Toujours le mĂȘme art français de la guerre, et toujours la dĂ©faite prĂ©visible.
Au-delĂ de la violence des mots, parfaitement accordĂ©e au sujet traitĂ©, le narrateur dĂ©construit les mĂ©canismes constants qui produisent la volontĂ© dâĂ©liminer les autres. IdĂ©es stupides qui ont la force de la rĂ©pĂ©tition comme celle de la race, " idiote, et Ă©ternelle ", rĂ©sultat de lâhabitude mentale de classer, " car la pensĂ©e classe, machinalement. " Comme pour justifier son titre ironique, Alexis Jenni illustre de maniĂšre inattendue le " gĂ©nie français " : " Les gĂ©nĂ©raux Salan et Massu appliquĂšrent Ă la lettre les principes de gĂ©niale bĂȘtise de Bouvard et PĂ©cuchet, dresser des listes, appliquer la raison en tout, provoquer des dĂ©sastres ". (p. 191)
Dans la France post-coloniale, on continue Ă classer, câest-Ă -dire Ă exclure ceux qui ne ressemblent pas Ă une majoritĂ© supposĂ©e. " Comme nous ne savons plus qui nous sommes, nous allons nous dĂ©barrasser de ceux qui ne nous ressemblent pas. Nous saurons alors qui nous sommes, puisque nous serons entre ressemblants. Ce sera nous " (p. 476). RĂ©sultat : " Nous mourons Ă petit feu de ne plus vouloir vivre ensemble " (p. 483).
Est-ce donc le triomphe dĂ©finitif des idĂ©es stupides et immortelles, immortelles parce que stupides ? Non ! Il y a dâautres arts que celui de la guerre : il y a lâart tout court. LâĂ©trangetĂ© troublante du roman tient en partie au fait que Victor Salagnon, officier parachutiste, hĂ©ros guerrier, dâabord dans les maquis français, puis en Indochine et en AlgĂ©rie, est aussi un virtuose du dessin Ă lâencre. Et ces lignes noires Ă©purĂ©es sur une feuille blanche sauvegardent son humanitĂ©, alors que le sang gicle partout autour de lui. Et puis, il y a lâamour, lâamour comme art, quand la beautĂ© parle Ă lâĂąme, quand le pinceau caresse le papier, quand la bouche de Victorien goĂ»te la bouche dâEurydice et que la vie triomphe des armes de mort. Du maquis Ă Alger, puis Ă Lyon, ces deux lĂ se retrouveront, tour Ă tour sĂ©parĂ©s et rĂ©unis par les stratĂ©gies guerriĂšres.
Il vaut vraiment la peine dâaffronter cet " art français de la guerre " oĂč les rĂ©cits de guerre de Victor Salagnon - intitulĂ©s " roman " et numĂ©rotĂ©s - alternent avec les commentaires actuels du narrateur, un jeune Lyonnais, plus souvent en congĂ© quâau travail. La rencontre a lieu quand est dĂ©clenchĂ©e la TempĂȘte du dĂ©sert, autrement dit, la Guerre du Golfe en 1991. La guerre toujours ! Mais les deux hommes construisent leur amitiĂ© en  échangeant leurs talents : Victor Salagnon transmet son art du dessin Ă lâencre et son nouvel ami raconte son histoire.
AprĂšs une amorce un peu laborieuse, ce livre apporte son pesant de rĂ©flexions et dâimages, son mĂ©lange intense dâhorreurs (entre autres lâĂ©vocation de la torture Ă AlgerâŠ) et de belles Ă©motions. Il fallait bien 632 pages pour nous faire partager tout cela, presque un demi-siĂšcle dâhistoire française.
Le livre fermĂ©, une question continue Ă nous hanter : comment le 8 mai 1945 a-t-il pu mĂȘler la victoire sur le fascisme et le massacre de SĂ©tif ? Comment des rĂ©sistants français ont-ils pu tenter de briser la libĂ©ration des peuples ?
Brigitte Croisier

Oui, comment les victimes d'h'ier peuvent-elles se transformer en bourreaux d'aujourd'hui ? on a parfois l'impression que l'Histoire joue toujours le mĂȘme scĂ©nario en inversant seulement les rĂŽles. Mais, en fait, cela dĂ©pend des personnes, cela relĂšve de leurs choix. Par exemple, Paul VergĂšs, officier de la France libre, a dĂ©missionnĂ© de l'armĂ©e au moment oĂč le GĂ©nĂ©ral Massu recrutait dans le milieu des RĂ©sistants pour partir faire la guerre en Indochine : une chose impensable pour Paul VergĂšs ainsi que pour son frĂšre Jacques, et cela pas seulement parce que leur mĂšre Ă©tait vietnamienne, mais par fidĂ©litĂ© Ă leur engagement anticolonialiste. SĂ»rement, ils n'ont pas Ă©tĂ© les seuls !