Le 15 décembre 2022 a sonné la date de fin de la campagne sucrière à La Réunion. Près de 1,300 million de tonnes de cannes ont été récoltées. Un bilan en demi-teinte, à l'issue d'une campagne sucrière agitée. Quel avenir désormais pour la canne et quelles solutions pour aider les planteurs ?
« Catastrophique ». Voilà comment cette campagne sucrière est décrite par les acteurs de la filière canne. Si 1,3 million de tonnes ont été produites cette année par les 2.700 planteurs que compte le département, on est loin des objectifs fixés. En effet, selon Frédéric Vienne, président de la Chambre d’Agriculture, « on prévoyait environ 1,400 million de tonnes de cannes pour 2022. On savait déjà que l’année n’allait pas être très bonne. Les planteurs étaient très inquiets depuis le début de la campagne ». Il nuance que « malgré la période de sécheresse et les cyclones, cette production n’est pas si mal mais on a tout de même une perte de 300.00 tonnes de cannes par an depuis cinq années. "Mais il ne faut pas se décourager", affirme Frédéric Vienne. Pour l’industriel Tereos, « c’est très peu, quand on sait que nos outils industriels peuvent traiter jusqu’à 1,8 million de tonnes dans les meilleures années. » Ainsi, avec ce faible tonnage « la production des sucreries s’est établi à près de 140 000 tonnes de sucres, ce qui est également en retrait ». Il ponctue aussi qu'il y a eu une "bonne richesse des cannes (13,57 en moyenne, supérieure à la moyenne décennale) - ce qui nous permet d’atténuer en partie ces faibles volumes."
Du côté des syndicats des planteurs, c’est une situation difficile à accepter. « D’année en année le tonnage diminue. Et là, c’est la pire campagne », soutient Jean-Michel Moutama, président de la CGPER (Confédération générale des planteurs et éleveurs de La Réunion). Pour Guillaume Sellier, président du syndicat des Jeunes Agriculteurs, « on s’y attendait mais on ne pensait pas que cela allait être aussi médiocre. C’est un tonnage historiquement bas. » Pour Dominique Clain, président de l’UPNA (Unis pour nos agriculteurs), « on ne sait plus quoi faire. Le tonnage continue de baisser… Et puis avec toutes les augmentations les agriculteurs n’arrivent plus à faire face. »
En comparaison, en 2021, selon les chiffres de la Daaf (Direction de l’alimentation, de l’agriculture et des forêts), 1,554 million de tonnes de cannes avaient été récoltées. En 2020, 1,5 millions de tonnes avaient également été récoltées par l’industriel Tereos. Cette même année le tonnage avait été noté comme « historiquement bas » par la Daaf. En 2019, le bilan de la campagne faisait état de 1.720 million de tonnes de cannes récoltées, soit une année en « demi-teinte ».
- La faute à l’inflation, les aléas climatiques ou encore le manque d’aide -
L’un des fautifs de ce résultat : la météo. Car oui, La Réunion a été sujette au passage très marquant de deux cyclones en 2022. Batsirai et Emnati. A cela s’ajoute la sécheresse. « Nous étions déjà sur une pente descendante. Alors même qu’on a eu des difficultés pour planter et faire démarrer la canne en décembre 2021, le cyclone a fait des dégâts. Il y a eu des incidents climatiques qui se sont succédés », souligne Olivier Fontaine, secrétaire général de la Chambre d’Agriculture. Même son de cloche pour Tereos. Les conditions climatiques extrêmes sont notamment à l'origine de ce bilan. "Les deux cyclones ayant frappé la Réunion en début d’année, avec un impact considérable sur la canne, qui, stressée dans son cycle de croissance, a moins bien poussé".
Pour aider le secteur de la canne, l’état de « calamité agricole » pour la filière canne a reçu un avis favorable. Cette demande a été formulée par la Chambre d’agriculture, suite à la perte de récoltes sur les exploitations causées par les cyclones en février 2022. Cette décision a été confirmée par la Daaf dans le cadre du Comité d’Orientation Stratégique et de Développement Agricole (COSDA). Cette décision ne pouvait être validée qu’après la date de fin de la campagne sucrière, c’est-à-dire le 15 décembre. Comme l’avait alors expliqué dans un communiqué la Chambre d’agriculture "les planteurs qui avaient été injustement exclus du dispositif d’indemnisation post-cyclonique", vont pouvoir bénéficier "du Fonds de secours dont les modalités doivent désormais être précisées par la Daaf et un décret. »
Sur cette campagne sucrière, "pour le moment, il n’y a pas de retour sur investissement pour les agriculteurs. Donc c’est pour ça qu’on a fait appel à ce dispositif ; il doit être appliqué au plus vite. Une fois cela fait, cela ne sera pas suffisant pour compenser les pertes puisque l’aide n’est que à hauteur de 30% », déplore Frédéric Vienne, même si "elle est la bienvenue".
Bien qu’il y ait cette reconnaissance, les planteurs vont devoir attendre (très) longtemps. Comme le poursuit Frédéric Vienne, bien qu’il n’y ait pas de date fixe, « en général il faut 10 à 15 mois pour voir arriver cette aide. » Pour porter cette demande, le président de la Chambre verte affirme qu’il va interpeller le gouvernement sur cette situation lors du salon de l’agriculture à Paris qui va se tenir en mars 2023.
Pour Jean-Michel Moutama, l’arrivée de cette aide est « beaucoup trop tardive. On a besoin d’argent ; les caisses sont vides. Il y a un manque à gagner pour la filière. On a perdu 250.000 tonnes de cannes - tout en sachant que le prévisionnel était de 1,400 – 1,500 million. En étant payé à 40 euros la tonne de canne, sans inclure l’aide de l’Etat, on arrive à une perte globale d’au moins 20 millions d’euros ».
Il ne faut pas non plus mettre de côté les problèmes de sécheresse. Avec le manque de pluie, les problèmes d’irrigation, il n’est pas exclu de faire la demande de « calamité sécheresse », d’après Frédéric Vienne. « On continue d’assembler les pièces pour le dossier, pour le transmettre après au ministère des Outre-mer. On a un comité de pilotage sécheresse en place et on attend la fin de la période de sécheresse pour pouvoir envoyer le dossier, en fonction des résultats obtenus ». Pour Tereos, la période de sécheresse qui a suivi le passage des cyclones "a porté un nouveau coup sur une canne déjà fragile : en manque d’eau, non-seulement celle-ci n’a pas pu poursuivre son cycle, mais elle n’a même plus été en mesure de s’entretenir. Cela a abouti à une situation où les cannes ont séché sur elles-mêmes, sur pied, dans les champs."
L’inflation découlant du contexte géopolitique actuel avec l’invasion russe en Ukraine en février dernier, vient aussi s'ajouter aux causes de cette situation. En effet, les prix des intrants ont considérablement augmenté en 2022. Le prix de l’essence a lui aussi bondi. Dans le milieu agricole, il faut utiliser beaucoup de carburant. "Un tracteur consomme 250 litres de gasoil. Il y a un an, on était à 0,50 centimes d’euros le litre. Maintenant, nous sommes à un euro. Personne ne peut tenir les augmentations", témoigne Jean-Michel Moutama. Selon lui, les agriculteurs n’ont pas le choix que de subir cette situation et de livrer leur canne, avant d’ajouter que « je suis très inquiet pour la prochaine campagne".
Cette inquiétude vis-à-vis de cette situation est partagée par d’autres acteurs de la filière . « C’est une campagne compliquée. Beaucoup d’agriculteurs ne s’en sortiront pas. Bon nombre sont à découverts », déclare le président de l’UPNA. De plus, le risque d’abandon des plantations par des planteurs est à craindre.
Pour Tereos, "disparition de certaines molécules d'herbicide et la forte augmentation du prix des engrais". Il rappelle aussi que la canne n’utilise ni fongicide, ni insecticide seulement des herbicides, en quantité faible mais nécessaire pour réguler l’expansion de mauvaises herbes. "Les planteurs ont ainsi dû faire face à des problématiques d’approvisionnement autour de ces intrants d’une part, mais aussi à une hausse brutale de leur prix, qui a quasiment doublé sur la période. Cela représente environ 14 millions d’euros – c’est-à-dire à peu près l’équivalent du soutien supplémentaire accordé par l’état dans le cadre de la Convention Canne."
Par ailleurs, l'ensemble la campagne a été émaillé de grèves à n'en plus finir. Dès le mois de juillet, les planteurs se sont mobilisés pour la convention canne. Pendant 16 jours, ils ont manifesté devant la préfecture afin de trouver un accord équitable avec les industriels. Une mobilisation qui a été marquée par le voyage de Jean-François Carenco, ministre délégué aux Outre-mer. La convention sera finalement signée le 13 juillet.
En août, une grève dans les usines a provoqué de nouveaux arrêts lors de la campagne. Ces faits ne sont pas sans conséquence. « Il y a eu un retard qui a impacté le nord et l’ouest de l’île », note Guillaume Sellier. « Beaucoup de cannes étaient alors aux champs lorsque ces évènements se sont passés. Mais heureusement que le tonnage n’est pas exceptionnel cette année sinon une bonne partie aurait été perdue ». Cela a aussi eu selon lui « un impact sur le moral. Cette situation n’a pas été compensée... ». Pour Dominique Clain, il estime que si les planteurs ont été pénalisés suite à ces évènements, "ce n’est pas le point le plus important de la campagne". Du côté de chez Tereos, "cet incident n’a pas eu d’impact sur le calendrier de la campagne compte tenu du très faible volume de cannes."
Les agriculteurs notent également que le manque de main-d’œuvre vient s’ajouter à la longue liste des causes des résultats de cette campagne. Certaines tâches doivent se faire à la main comme enlever les mauvaises herbes sur les terrains. Comme le déplore Jean-Michel Moutama, il y a peu de personnes qui veulent faire ce travail. L’UPNA complète à son tour que la mécanisation ne peut pas compenser le besoin de main-d’œuvre. Dans les zones rurales – sur tout l’est jusqu’à la Petite-Île, des chemins sont parfois escarpés voire même en mauvais état. Cela rend le travail des machines difficile. Selon Dominique Clain, le manque d'engagement s'explique par le fait que les personnes ne veulent plus aller travailler dans les champs.
- La convention canne ne suffit pas -
La place de la convention canne 2022-2027 se pose alors dans cette situation. Elle fixe les conditions de la campagne sucrière. Comme l'analyse avec du recul Guillaume Sellier, président du syndicat des jeunes agriculteurs, "la convention canne a bien été menée mais elle est tombée dans la mauvaise période ; la conjoncture actuelle complique les choses". Un avis partagé par le président de l'UPNA. Tereos salue également la signature de la convention, qui est "probablement la meilleure convention que nous ayons connue à ce jour, puisqu’elle a notamment permis de rapporter aux planteurs 17 euros supplémentaire par tonne de canne." Mais l'industriel souligne cependant que "les planteurs n’en ont pas encore mesuré les effets : d’abord car les tonnages sont faibles, mais aussi car une partie des versements ne sera effectuée qu’en février. Il sera alors déjà trop tard pour investir dans la campagne 2023 : les effets positifs de ces versements pourront seulement être mesurés lors de la campagne suivante."
Pour Dominique Clain, lorsqu’elle a été signée « la convention canne convenait à tout le monde ». Dans cette dernière, l’article 15 bis, prévoyait que l’utilisation des 14 millions d’euros supplémentaires accordés à la filière canne sucre par l’Etat, se ferait en fonction du tonnage de la canne. Or, ce paiement se fera finalement selon la taille de l’hectare de l’exploitation. Une décision de la commission européenne connue des planteurs et de la filière au début du mois de décembre, à quelques jours de la fin de la campagne sucrière. Cette situation a été dénoncée par les syndicats des planteurs comme l’UPNA qui a transmis le 3 janvier un courrier au ministère de l'Agriculture, afin d'alerter sur l'urgence de la situation.
La Chambre d’Agriculture avait elle aussi alerté et rencontré la directrice du cabinet du ministère de l’Agriculture au début du mois de décembre. « Il a été expliqué que pendant la convention canne, il avait été prévu le paiement à la tonne. Donc ce qui a été convenu avec le ministère c’est que pour cette année, dans un souci de délais de paiement, l’aide serait attribuée en fonction du nombre d’hectares. La décision européenne est ferme. Si on remet le dispositif des 14 millions sur la table pour la campagne 2022, le paiement va être plus long », indique Frédéric Vienne. Cette décision impacte des planteurs qui peuvent avoir peu de surface mais avec malgré tout une quantité importante de cannes sur un hectare par exemple. Comme il le poursuit, « il faudra trouver une solution pour mieux accompagner les petits planteurs. Il faudra donc refaire des propositions pour la campagne 2023 ».
- Les perspectives de la canne -
Face à autant de problèmes rencontrés par les planteurs, les perspectives d’avenir de la canne sont aussi au coeur de la campagne . « Pour la campagne 2023, si les moyens ne sont pas mis sur la table, la filière est en train de s’écrouler. La canne a encore de beaux moments mais il faut encadrer les personnes qui n’arrivent pas à s’en sortir. On ne va pas tirer sur l’Etat ; il faudrait que l’industriel aide également. Des agriculteurs ont perdu jusqu’à 70 % de leur chiffre d’affaires », nous dit Dominique Clain. Tereos affirme que "le scénario s’annonce similaire à celui de la dernière campagne, avec déjà une sécheresse sur la première partie de la croissance de la canne. On rencontre également les mêmes problèmes en termes d’approvisionnement de produits phytosanitaires et d’engrais, à la différence que l’interprofession a obtenu récemment une extension d’usage pour l’une des molécules utilisées par les planteurs, jusqu’en 2030 – ce qui est un point positif."
D’après Frédéric Vienne, président de la Chambre d’Agriculture, sur le plan économique, la filière canne à sucre est compliquée. « La canne a un tel potentiel qui nécessiterait moins de traitement de qualité à l’achat. Le sucre n’est pas l’avenir. Le sucre est source de conflits entre planteur et industriel. Il faut préserver la canne, on a des sous-produits possibles avec des produits circulaires comme l’énergie, le rhum ou encore la fabrication de barquette avec de la bagasse », suggère-t-il. Pour lui, il faut aller chercher la plus value pour les planteurs qui veulent continuer à faire de la canne.
Selon Olivier Fontaine, secrétaire général de la chambre d’agriculture, pour assurer un avenir à la filière, il faut aussi travailler sur le gain de productivité, les intrants ou encore l’irrigation en plus de la valorisation de la canne. "Il ne faut pas s’arrêter sur ce qui a été établi avec la convention canne et attendre cinq ans pour avoir quelque chose" estime le secrétaire général.
Jean-Michel Moutama averti de son côté que face à cette situation difficile pour la canne, des agriculteurs font de la diversification, du maraîchage. « Mais lorsqu’il va y avoir l’arrivée de tous ces produits sur le marché, on risque d’avoir un phénomène de surproduction ; ils ne vont pas pouvoir tout vendre, et il y a aussi un risque de déstabiliser le secteur du maraîchage à La Réunion ».
Olivier Fontaine tient également à rappeler que sur les 10 dernières années, il y a eu une perte de 3.000 hectares de canne. « Si on perd de la surface, on perd donc de la production. Nous avons moins de 21.000 hectares de cannes aujourd’hui contre 24.000, il y a 10 ans ». « On a observé ces vingt dernières années, que lorsqu’il y a des pertes de surface il y avait un gain de productivité compensé par les autres agriculteurs. Mais aujourd’hui, nous sommes arrivés à une perte d’équilibre."
Pour aider les petits et les agriculteurs moyens qui aujourd’hui se retrouvent en difficulté à la fin de cette campagne sucrière, le président de la Chambre d’agriculture, Frédéric Vienne suggère que l’interprofession se réunisse pour le paiement des reliquats des agriculteurs. « Cela serait une solution locale, et rapide à prendre." Tereos explique que au vu des prévisions, "tous les acteurs de la filière partagent le même constat : il est aujourd’hui nécessaire que nous nous mettions tous autour de la table, pour identifier les problèmes et mettre en place les leviers. Il n’y a qu’ensemble que nous pourrons relever ce défi : industriels, salariés, syndicats de planteurs, chambre d’agriculture, collectivités - mais aussi l’état, aussi bien la DAAF dans sa dimension locale que l’état national."
Pour Tereos, la filière canne dispose de nombreux atouts et elle "fait preuve d’une capacité d’innovation indéniable depuis plus de 200 ans." "Il est donc raisonnable d’envisager que la filière saura rebondir et se remettre, comme elle l’a toujours fait dans des perspectives de long terme. Ce sera tout l’objet des états généraux de la canne, demandés par l’ensemble des acteurs de la filière, et qui devraient avoir lieu dans les prochaines semaines". Cela permettra selon l'industriel de "dessiner ensemble l’avenir de la filière".
Les acteurs du secteur de canne attendent donc beaucoup de l'avenir pour voir ce que va devenir cette filière, aujourd'hui, une des bases de notre agriculture locale.
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