Dysfonctionnement des services de santé

Quand médecins et patients souffrent des mêmes maux

  • Publié le 9 janvier 2023 à 09:28
  • Actualisé le 9 janvier 2023 à 15:26

Médecins au bord du rouleau, spécialistes complets et presque inapprochables, patients délaissés… Depuis plusieurs mois, le sentiment d’une médecine au rabais se fait sentir, autant du côté des praticiens que des malades. « On vous soigne, soignez-nous », clament les blouses blanches dans la rue. Oui, mais à quel prix ? (Photo : rb/www.imazpress.com)

Au prix du dénigrement des patients, si l'on en croit le constat de certains d'entre eux, désarmés face à des praticiens qui ne laissent rien paraître. Des patients qui, en pleine consultation, attendent des explications de la part de leur médecin… en vain. Ils déplorent en effet des consultations faites à la va-vite, histoire de passer au prochain plus rapidement.

Prenons l’exemple de Rosalie. Alors qu’elle part faire une IRM du genou, on lui transmet une fiche, un QR code et on lui dit de se connecter dans quelques jours pour le résultat. Rosalie ne comprend pas. « Je viens sur place et personne ne peut me dire ce que j’ai, alors que j’ai très mal », s’offusque-t-elle. Heureusement, Rosalie s’impose et arrive à avoir rapidement un spécialiste au téléphone pour lui expliquer en détail ce dont elle souffre.

Mais si cette dernière a su élever la voix, ce n’est malheureusement pas le cas de bon nombre d’autres patients. Pour plusieurs d'entre eux, le sentiment est également celui d’être un nom, une fiche sur un planning, qui dégaine sa carte vitale mais au final sort avec une ordonnance, sans en savoir plus sur le mal dont il est atteint.

Un phénomène ressentit également du côté des spécialistes. Il y a quelques jours, un parent racontait son désarroi sur les ondes, et expliquait que l’un de ses enfants souffrait des dents. Malheureusement pour lui, aucun dentiste ne pouvait le prendre en urgence. La seule chose qu’on lui a dit de faire, c’est d’attendre le week-end pour appeler le 15 et avoir un médecin de garde.

Mais tout cela ne se justifie-t-il uniquement que par les mauvaises décisions du gouvernement, ou certains médecins ont-ils simplement oublié leur serment d’Hippocrate ? Ce qui est certain est que ce mal-être ressenti par les patients est également le signe d’un mal-être bien plus profond qui touche l’ensemble du corps médical.

Lire aussi - Désamour avec les patients, colère contre l’Etat, surcharge de travail : les médecins au bord de la crise de nerfs

- Les médecins dénoncent "l'abandon de la médecine de ville" -

Depuis des mois et même des années, le personnel de santé dénonce un manque de moyens criant dans leur profession. Tous sont touchés, que cela soit les hôpitaux, les médecins libéraux ou encore les spécialistes.

« À La Réunion, nous avons un système qui marche mieux qu’en métropole, même si là aussi il a été largement dégradé par l’administration », déclare le Docteur Darmon, président de l’association Med Run Effect, représentant les cabinets de garde à La Réunion. Selon le médecin, « nous ne sommes pas loin du dispensaire ».

« L’hôpital est malmené, la médecine de ville est malmenée » ajoute-t-il. "Le milieu médical est amer, il y a un cruel manque de nos compétences", déplore de son côté le Docteur Christine Kowalzyck, présidente de l’Union régionale des médecins libéraux.

Parmi les revendications des médecins libéraux, figure le doublement du tarif de la consultation, passant de 25 à 50 euros pour encourager l’installation en ville et « éviter la fuite vers des pratiques plus attractives ». Des médecins qui veulent « une médecine plus humaine et pas d'une médecine low-cost », déclare le Docteur Fabrice Darmon, président de Med Run Effect. « On veut la reconnaissance de notre travail, et cela passe aussi par la revalorisation des actes. »

« Si on veut vendre la médecine il faut le dire : si à La Réunion on n’est pas les plus à plaindre, dans d’autres départements, comment voulez-vous que les médecins fassent ? », note le Docteur Fabrice Darmon. « Avec des consultations à 25 euros, comment voulez-vous que le professionnel paye son local, sa secrétaire ou encore son matériel ? »

En France, depuis dix ans, le nombre de médecins généralistes exerçant exclusivement en cabinet a chuté de 11 %, passant de 64.142 en 2012 à 57.033 au 1er janvier 2022. Un manque de médecins et des conditions déplorables qui poussent à bout les professionnels de santé.

« Les soignants sont épuisés, il y a une vraie dégradation du système de santé en général, des charges administratives plus lourdes et moins de temps pour soigner les patients », déclare le Docteur Fabrice Darmon, président de l’association Med Run Effect, représentant les cabinets de garde à La Réunion,

Ce à quoi le ministre de la Santé leur a répondu « soyons raisonnables ». S’il a fermé la porte aux 50 euros pour la consultation, le ministre François Braun a redit que la consultation serait bien revalorisée dans le cadre de la renégociation en cours de la convention liant les médecins libéraux à l’Assurance maladie. “Je suis prêt à augmenter cette consultation dès lors que les besoins de santé des Français sont remplis”, a-t-il souligné, reprenant un principe de “droits et devoirs” devenu son mantra.

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François Braun met en avant un "principe gagnant-gagnant". En échange de l'augmentation du prix des consultations, il veut que les "650.000 Français qui sont en maladie chronique aient un médecin traitant". Et également qu'on "puisse avoir accès à un médecin la nuit, le week-end et la journée". Le ministre souligne une logique de "droits" et de "devoirs".

https://twitter.com/FrcsBraun/status/1610942899054678018

Un mouvement de contestation qui a d’ailleurs été ouvertement critiqué par la Première ministre Élisabeth Borne. Une attitude "vraiment pas responsable". Une phrase qui fait bondir les médecins. "Cette critique du gouvernement prouve bien les difficultés du milieu. Là ils se rendent compte que quand on n'est pas là ils ont besoin de nous et en même temps on ne veut pas vous valoriser", clame le Docteur Christine Kowalzyck.

https://twitter.com/le_Parisien/status/1610208270790135811

Des professionnels à bout de souffle qui, après déjà avoir fait face à la crise sanitaire, préfèrent quitter le navire. « À force de cette situation, on aura des gens démotivés qui enlèveront leurs plaques pour devenir remplaçant. Ils gagnent mieux leur vie à être des mercenaires », indique le Docteur Fabrice Darmon.

Lire aussi – “Mouvement historique” des médecins libéraux pour “sauver” leurs cabinets

- L'hôpital sous tension -

Si la médecine de ville est sous tension, l’hôpital aussi. Manque de lit, de moyen, de matériel… les patients attendent même parfois des heures sur un brancard pour être soigné.

A Paris par exemple, une résistante de 98 ans, Madelaine Riffaud, a attendu 24 heures sur un brancard avant d’être prise en charge. Chez nos confrères de la revue Commune, elle publie une lettre ouverte au directeur de l'AP-HP Nicolas Revel dans laquelle elle dénonce "l’état lamentable du secteur de la santé". Elle connaît d'ailleurs bien le secteur hospitalier puisqu'elle a publié en 1974 un livre dans lequel elle raconte l'intérieur d'un service de chirurgie cardiovasculaire d'un hôpital parisien, Les Linges de la nuit. À l'époque déjà, elle dénonçait le manque de moyens des personnels soignants. Près de 50 ans plus tard, elle constate que "les problèmes sont toujours les mêmes: manque de personnel qualifié, manque de crédit, l’écart se creuse entre la technique de la médecine de pointe et les moyens mis à sa disposition".

Pour Zohra Givran de la CGTR Santé et Action sociale du CHOR, « l’hôpital est géré par des fonctionnaires comme une entreprise et la population en paye le prix fort à force de fermer des lits on s’écarte quotidiennement de la mission du service public ».

Autre point qu’elle dénonce : « l’hôpital crée des emplois de Cadre et de Directeur au détriment du personnel infirmier aide-soignant, agent hospitalier, on a systématiquement réduit le personnel au chevet des patients ». « Les horaires et l’organisation de travail à l’hôpital sont devenus un réel problème. Le personnel est appelé quotidiennement au téléphone pour répondre aux absences des autres. »

Elle tient à rappeler que « 40 %, notre personnel paramédical infirmier finit en invalidité et les aides-soignants à 60 %. D'autres contractent des maladies professionnelles ».

Pour l’Agence régionale de santé, « en secteur hospitalier, la politique de recrutement est relativement stable sauf aux périodes des congés mais subit un roulement de personnels important qui peut s’expliquer par la précarisation et le recours à la contractualisation qui n’assure plus une sécurité de l’emploi ainsi qu’aux contraintes de travail inhérentes au travail en milieu hospitalier ».

Le recours aux services des urgences CHU (nord/ sud) est par ailleurs en progression constante sur l’ensemble du territoire de santé de l’Océan Indien. L'ARS note "une relative stabilité des urgences vitales, mais on constate une augmentation des autres urgences".

- La moitié des spécialistes au bord du gouffre -

Du côté des médecins spécialisés, la situation est catastrophique. C'en est même à se demander si nous avons encore des spécialistes, tant il est difficile voire parfois impossible d’avoir un rendez-vous.

Les raisons peuvent varier : certains sont complets pendant des mois, d’autres ne prennent plus de nouveaux patients. Gynécologues, ophtalmologues, dermatologues, ORL… aucun n’y échappe.

« Nous ne pouvons pas répondre aux urgences facilement car notre planning est surchargé », déplore le Docteur Nathalie Sultan-Bichat, dermatologue.

Pour les professionnels, là où le bât blesse, c’est qu’il n’y a plus assez de spécialistes. « À La Réunion nous sommes 25 dermatologues pour plus de 850.000 habitants, ce qui est largement insuffisant pour couvrir les besoins de la population », ajoute la dermatologue. La faute pour elle au numérus clausus instauré par le gouvernement il y a plusieurs années. Un numérus instaurant une sélection en fin de première année de médecine. Un texte qui, depuis 2020 a été supprimé. Toutefois, il faut du temps pour former un médecin.

Des difficultés qui impactent le travail des spécialistes mais également leur état psychologique. « Environ 50% des spécialistes sont en burn-out », précise le Docteur Nathalie Sultan-Bichat.

Des sous-effectifs confirmés par l’Agence régionale de santé. « L’ile est en manque de médecins spécialistes et certaines spécialités sont très peu présentes : cardiologie, dermatologie, ophtalmologie… La densité de médecins spécialistes est inférieure à la moyenne nationale, particulièrement à l’Est » indique-t-elle.

« Les disparités constatées sur le territoire, peuvent s’expliquer par une installation des médecins spécialistes principalement dans les centres de ville et/ou grandes agglomérations à proximité des plateaux techniques. »

« Par ailleurs, la démographie médicale montre un vieillissement des praticiens : presque 40% notamment des médecins libéraux ont plus de 55 ans en 2022. On constate aussi beaucoup de départs de médecins, soit pour retour en métropole pour les hospitaliers ou pour départ à la retraite », ajoute l’ARS.

Des actions sont en effet mises en œuvre et des dispositifs existent pour réduire les inégalités territoriales :

  • Développement des centres de santé de médecine spécialisée  : Centre de santé dentaire de Cilaos et centre de santé ophtalmologiste de Saint Denis avec une ouverture en cours d’un deuxième site à Saint-Pierre
  • Développement de la télémédecine dans les territoires isolés : par exemple Cilaos. La téléconsultation a connu un essor majeur avec la crise sanitaire de la COVID-19 avec 60 000 consultations en avril 2020, contre 80 en janvier 2020
  • Développement de la délégation des tâches : Par exemple délégation de tâches ophtalmologiste à l’orthoptiste

- Une carte de séjour pour pallier le manque de médecins -

Pour faire face à l’absence de médecins, l’État envisage de créer une carte de séjour pluriannuelle « talent-professions médicales et de la pharmacie » dédiée pour les médecins étrangers dans le projet de loi immigration. Un comble dans un pays où l’on fustige les migrants. On y voit là la grande hypocrisie de l’exécutif. C’est vrai, il est facile d’accueillir ces médecins payés au rabais plutôt que de mettre les moyens pour aider nos services de santé.

Le gouvernement veut faciliter les démarches des étrangers désireux de travailler à l'hôpital à l'heure où les établissements peinent à recruter. « Vous avez des médecins […] qui viennent de pays pour lesquels il n'y a pas forcément d'accord de reconnaissance des diplômes et qui sont là à vous dire : 'Mais nous on voudrait bien aller travailler à l'hôpital.' A chaque fois, on est obligés de faire des procédures et de demander une dérogation au préfet », ou encore de solliciter des ordres médicaux, a justifié le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran (lui-même médecin hospitalier d'origine), sur France Inter.

« Au lieu que cela prenne trois ou quatre mois avant d'arriver au même résultat, cela va prendre trois ou quatre jours, trois ou quatre semaines », a-t-il encore avancé.

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Pour le président de l’association Med Run Effect, faire venir des médecins étrangers n’est pas forcément une bonne chose. « C’est quelque par remplir des cases avec des médecins qui parfois ne parlent pas français », dit-il. « Et pendant ce temps-là, les jeunes étudiants sont hyper sélectionnés, obligés de s’installer dans certaines zones. »

Pour l’heure, La Réunion n’est pas concernée par cette mesure gouvernementale, indique l’ARS.

Cette initiative intervient à l'heure où les hôpitaux peinent à recruter et voient partir de nombreux soignants , sur fond de conditions de travail difficiles, les jeunes ne voulant plus s’investir dans la médecine.

Le docteur Darmon comprend que les jeunes ne veulent plus faire médecine. « Aucun jeune ne veut s’installer et c’est normal quand on voit les difficultés et la tonne de tracas auxquels ont fait face. » « Les procédures administratives sont lourdes et insupportables, on passe notre temps à remplir des formulaires », s’indigne-t-il.

Des jeunes qui parfois se dirigent vers médecine, mais pour travailler à l’étranger. « Pourquoi travailler ici alors que d’autres États sont prêts à récupérer nos compétences ? », indique le Docteur Fabrice Darmon.

À La Réunion, on essaye de tout mettre en œuvre pour attirer les jeunes étudiants vers la médecine. « Depuis 2012 La Réunion dispose d’un centre hospitalier universitaire qui a permis une montée en puissance de sa capacité de formation des étudiants en santé. Cette ouverture de la formation universitaire a accentué l’attractivité du territoire et le nombre de spécialités représentées au CHU ne cesse de s’élargir. Toutefois, l’offre de formation sur l’île pour les spécialités médicales est incomplète due à la difficulté d’agréer des terrains de stage dans certaines spécialités : allergologie, dermatologie, médecine nucléaire, gériatrie, maladies infectieuses et certaines spécialités chirurgicales comme l’ophtalmologie ou la chirurgie vasculaire », précise l’ARS.

Plus récemment, l’annonce d’un 2ème cycle des études médicales confère un cursus complet en médecine ; des travaux sont en cours pour ouvrir l’internat de pharmacie à La Réunion, et un projet d’une école d’orthophonie devrait renforcer l’offre de formation de l’île.

Ces mesures nationales et à l’échelle territoriale applicables dans le cadre de la formation des études en santé, permettront à moyen terme de fidéliser les étudiants en santé dans leur cursus universitaire et de renforcer durablement l’offre en santé sur le département.

La Réunion est un territoire attractif et accueillant pour de nombreux professionnels de santé de métropole : l’île attire de nombreux professionnels métropolitains qui s’installent pour quelques années. Dans un même temps, de nouveaux projets de santé sont soutenus par des soignants originaires de l’ile qui s’installent durablement.

Toutefois, même si à l’échelle territoriale on n’est pas les plus à plaindre, pour ces médecins en colère, ce qui est certain, c’est que « le patient n’est pas au centre des préoccupations du gouvernement ».

Lire aussi – Grève des médecins libéraux: un “coup de semonce” pour “sauver” la profession

ma.m/www.imazpress.com/redac@ipreunion.com

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