La mission de la Ciivise se termine en décembre

Inceste : la crainte que toutes les paroles libérées par la commission d'enquête finissent par être oubliées

  • Publié le 26 septembre 2023 à 09:23
  • Actualisé le 26 septembre 2023 à 12:21

26.949… voilà le nombre de témoignages recueillis par la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles (Ciivise) en l'espace de deux ans. Dans toute la France, y compris La Réunion, cette structure a permis de "libérer la parole" des victimes. Mais deux années après "il n'y a aucune certitude sur la poursuite de cette mission", note le rapport rendu le 21 septembre 2023. A priori la mission de la Ciivise prendra fin en décembre prochain. Une décision jugée "incompréhensible" par les associations et les victimes. La crainte est que toutes ces paroles libérées finissent par être oubliées, effacées (Photo www.imazpress.com)

À commencer par celle de Frédéric Rousset, président du Cevif Réunion (Collectif pour l'élimination des violences intrafamiliales). "Cette commission a fait mentir l'adage de Clémenceau selon lequel 'quand on veut enterrer une décision, on crée une commission", dit-il.

"À La Réunion (où la Ciivise est venue en juin 2023), il y a eu un cercle d'experts qui a su créer un lien de confiance", ajoute Frédéric Rousset.

De plus, "il y a eu vraiment la volonté – au-delà de ce fameux schéma tourné vers le slogan de libérer la parole – un vrai relai pour que les victimes soient entendues".

"La première chose que l'on apprend aux victimes c'est de se taire et là on fait du recueil", souligne Frédéric Rousset. L'idée de la Ciivise c'est de "développer la culture de la protection sur la base de ce qu'on vécut les victimes".

Pour Jessy Yong-Pen, de l'association Écoute-moi, protège-moi, aide-moi (EPA) – à l'initiative de la page Me Too inceste 974 – "mêmes si elles ne se sont pas toutes exprimées les victimes ont écouté".

Caroline Calbo – ex-procureure de La Réunion qui aura œuvré dans la lutte contre les violences intrafamiliales se souvient très bien de la venue de la commission sur l'île.

"Ce fut un moment marquant puisque la commission indépendante était venue au tribunal et avait organisé une grosse réunion avec toutes les associations et les forces de l'ordre", dit-elle. "Chacun a pu dire comment il prenait en compte les contraintes, c'était très intéressant."

"La Ciivise permet de montrer l'ampleur des violences sexuelles sur les enfants. Et cela aide beaucoup pour améliorer le traitement des enquêtes, même s'il manque encore des officiers de police judiciaire", a-t-elle déclaré à Imaz Press.

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-"Sa mission dérange les politiques" -

Mais alors que la Ciivise voit son existence en sursis, les associations ne décolèrent pas.

"Nous avons envoyé un courrier à Emmanuel Macron", indique le président du Cevif.

"On voit bien que la Ciivise n'est pas simplement un groupe en vue de rédiger un rapport de 200 pages, la commission a réellement soulevé beaucoup d'espérance."

"Il a fallu tout le charisme de ces experts, les victimes se sont ouvertes mais si ça s'arrête c'est terrible", alerte Frédéric Rousset.

"On avait conscience que la Ciivise n'a pas de baguette magique mais c'est un pied dans la porte qu'on a mis. On a enclenché quelque chose de très audacieux qui porte ses fruits et si cette Ciivise connait un coup d'arrêt se serait vécu comme un échec", lance le président du Cevif.

"La Civiise a le mérite d'exister. L'inceste c'est un mur énorme et il faut plusieurs dynamites pour faire péter cela et la Ciivise en est une", indique Jessy Yong-Pen de l'association (EPA).

Selon elle, si l'on veut mettre fin à la commission, "c'est parce qu'elle gêne". Et "quand ça gêne, on efface".

En plus d'avoir adressées des courriers à l'exécutif, les associations ont également lancé une pétition – qui a déjà récolté plus de 17.000 signatures.

La députée Karine Lebon s'insurge également de cette situation. "La mission de la Ciivise doit prendre fin dans quelques semaines. En 2 ans, la commission a recueilli 27.000 témoignages et a rédigé de nombreuses préconisations qui ont intégré le plan de lutte contre les violences faites aux enfants. Son intérêt n’est plus à démontrer."

"Je demande au gouvernement qui a créé cette instance capitale de la pérenniser. 2 ans, c'est trop court pour solutionner le problème des violences sexuelles sur mineurs, ce que certains définissent comme un crime de masse", déclare-t-elle.

- Le maintien de la Ciivise réclamé par une soixantaine de personnalités -

Ils ne sont pas les seuls à se mobiliser pour le maintien de la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles (Ciivise).

Dans une tribune parue le jeudi 7 septembre dans "Le Monde", des célébrités telles qu’Emmanuelle Béart, Anna Mouglalis ou Vanessa Springora exhortent Emmanuel Macron à maintenir la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants.

"Il faut maintenir la Ciivise. La fermer, c’est dire aux victimes : “On vous a assez entendues”"

Le 12 juin dernier, la commission avait chiffré à 9,7 milliards d’euros le coût pour la société des violences sexuelles sur mineurs. "Le coût du maintien de cette commission est dérisoire face au coût du déni", assènent les signataires.

L’engagement du gouvernement Macron à la création de la commission "a aussi créé un espoir pour les 5,5 millions de victimes", rappellent les signataires, parmi lesquels figurent aussi les actrices Julie Gayet, Laure Calamy, Sara Giraudeau, l’écrivaine Christine Angot, ou encore l’animatrice Flavie Flament. Camille Kouchner, avocate et autrice, a également signé cette tribune. Son livre la Familia grande‚ publié au Seuil en 2021, était à l’origine de l’affaire Duhamel qui a participé à la diffusion de #metooinceste.

- Un enfant violé toutes les trois minutes en France -

Comme l'a dit si bien Caroline Calbo, l'ancienne procureure, "la Ciivise permet de montrer l'ampleur des violences sexuelles sur les enfants". Et cette ampleur, la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles.

En deux ans, la commission a recueilli 27.000 témoignages et a rédigé de nombreuses préconisations qui ont intégré le plan de lutte contre les violences faites aux enfants. Son intérêt n’est plus à démontrer.

160.000 enfants sont violés ou agressés chaque année. Un toutes les trois minutes en France.

Cette dernière révèle que seules 8 % des victimes, qui ont témoigné auprès de la Ciivise ont été crues, écoutées et protégées.
Un rapport qui fustige des actions politiques à la traîne, et appelle à un soutien social massif et rapide des enfants victimes.

La commission affirme, encore et toujours, que l’inceste est très loin d’être une affaire qui doit rester privée, mais bien "un problème d’ordre public et de santé publique" : "Le soutien social est une politique publique avant tout."

Or, les chiffres de la Ciivise montrent que "près de six professionnels sur dix n’ont pas protégé l’enfant à la suite de la révélation des violences (58 %)".

La Commission rappelle la nécessité de "renforcer la chaîne de la protection tout entière" puisque "le non-recours aux institutions publiques est élevé". Les plaintes déposées en cas d’inceste ou de violence sexuelle sont trop rares — plus de six confidents sur dix ne portent pas plainte —, ce qui témoigne également d’une perte de confiance (ou d’une méfiance) envers la justice et des réponses qu’elle pourrait apporter.

Moins d’une victime d’inceste sur dix révèle les violences au moment des faits. 60 % des personnes concernées attendent au moins dix ans avant d’arriver à se confier. Si elles sont crues, si on ne les rend pas responsables de leur agression, si elles sont protégées, les victimes réduisent leur possibilité de développer des comportements à risque, l’impact sur leur santé physique et psychique.

Globalement, 56 % développent des troubles alimentaires, 40 % des addictions (drogue, médicaments, alcool), 13 % des conduites prostitutionnelles, 40 % des problèmes gynécologiques.

À l’âge adulte, on constate une surreprésentation de femmes victimes de violences conjugales parmi les victimes de violences sexuelles dans l’enfance. Des chiffres qui diminuent drastiquement quand ces personnes sont entendues, écoutées, crues, protégées.

À La Réunion, le risque d'être victime de violences sexuelles est près de 50% plus élevé que la moyenne nationale.

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- Un coût "dérisoire" face à celui "du déni" -

Deux ans de recueil de témoignages ont montré à quel point les victimes ont besoin d’être entendues et écoutées par une institution publique.

L'ampleur du chantier est telle que les quelques années d'existence de la Ciivise ne sont pas suffisantes, a jugé ce jeudi Edouard Durand sur Franceinfo. Ce travail "ne sera pas terminé" en décembre, "parce que 160.000 enfants chaque année sont victimes de violences sexuelles dans notre pays", a-t-il déclaré.

"Il y a des sujets qui n'ont pas été traités comme ils auraient dû l'être, donc arrêter une commission qui traite de l'inceste et des violences sexuelles en n'ayant pas traité tous les sujets, c'est dommage", estime Marie Rabatel, membre de la commission.

Rappelons par ailleurs que le gouvernement a lancé le 12 septembre une campagne sur l’inceste et les violences sexuelles visant les enfants.

"C’est la première fois qu’un gouvernement utilise le mot "inceste" dans une campagne, la première fois qu’il parle de ces violences sexuelles au sein de la famille", se félicitait Charlotte Caubel. Cette opération nationale a commencé sur les réseaux sociaux et dans les médias avant de s’afficher dans les lieux publics et les salles de cinéma. C’était une préconisation de la Ciivise.

La dernière campagne gouvernementale sur la pédocriminalité remontait à 2002 et n’évoquait pas l’inceste.

Le juge des enfants Édouard Durant et l'ancienne directrice générale de l'association Docteurs Bru, Nahtalie Mathieu – co-président de la Commission – l'ont dit, "qui peut sérieusement penser que deux années suffiraient pour lutter contre un déni qui nous habite depuis toujours ? "

Si les spécialistes se rejoignent sur la nécessité de sa pérennisation, l’État se mure dans le silence, semant le doute sur la possibilité de poursuivre ces travaux.

Et pourtant, le 23 janvier 2021, Emmanuel Macron s’engageait devant des victimes de violences sexuelles : "On vous croit et vous ne serez plus jamais seuls".

Que deviendra ensuite cet espace de parole qui a permis de révéler, depuis sa création, l’ampleur de l’inceste et des violences sexuelles faites aux enfants en France ? Seul Emmanuel Macron le sait…

Si vous êtes victimes de violences conjugales, vous pouvez contacter le 3919, le numéro national de référence d’écoute téléphonique et d’orientation à destination des femmes victimes de violences. Des conseillers sont disponibles 24h/24. La Réunion est le quatrième département français en matière de violences intrafamiliales.

En cas d'urgence, le seul numéro à composer est celui de Police Secours.

Le 112, numéro d'urgence européen
Le 114 pour les personnes sourdes, malentendantes, aphasiques, dysphasiques
Le 115 pour la mise à l'abri pour un hébergement d'urgence
Le 15 pour les urgences médicales, ou le 18
Le 119 pour les enfants en danger
Le 08 019 019 11 pour les auteurs de violences conjugale

Vous pouvez signaler des faits de violences intrafamiliales en ligne, directement auprès du commissariat ou de la gendarmerie la plus proche sur le www.servicepublic.fr/cmi Anonyme et gratuit, ce tchat est accessible 24h/24 et 7j/7 pour échanger avec des policiers ou des gendarmes spécialement formés aux violences sexistes et sexuelles.

ma.m/www.imazpress.com/[email protected]

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