L'éternelle question de la prise en charge des victimes

Féminicide du Port : la mère de famille poignardée avait appelé à l'aide, sa plainte allait être classée sans suite...

  • Publié le 22 octobre 2024 à 11:49

Après la découverte du corps sans vie d'une mère de famille ce week-end au Port, la piste du féminicide est privilégiée par les enquêteurs. Son ex-conjoint, qui a été retrouvé dans le même véhicule avec une plaie profonde au cou, est le principal suspect. Il avait été visé par une plainte pour violences seulement quelques jours avant. Plainte qui devait…être classée sans suite, à condition qu'il effectue un stage de sensibilisation aux violences intrafamiliales. Le suspect était attendu le 6 novembre au commissariat, soit près de trois semaines après la plainte initiale. Âgée de 34 ans, la victime a été tuée entre temps. Une affaire qui relance les interrogations autour de l'efficacité de la prise en charge des victimes de violences conjugales (Photo RB/www.imazpress.com)

La question est toujours la même au lendemain d'un féminicide : la victime avait-elle tenté d'alerter sur la situation ? Ici, comme lors du féminicide de Kamla Beechouk survenu en juillet dernier, la victime avait déposé plainte contre le principal suspect. Cette fois-ci seulement quelques jours avant son meurtre. Selon des chiffres de 2019, 38% des femmes tuées en douze ans à La Réunion avaient signalé leur bourreau à la justice. Au niveau national, on parle d'un quart des victimes.

Au lendemain de ce meurtre, les précisions du parquet sur cette affaire peuvent étonner : on y apprend notamment qu'un classement sans suite "sous condition d’effectuer un stage de sensibilisation aux violences intra familiales dans le délai de six mois" devait être mis en œuvre après la convocation du suspect. Convocation qui était prévue près de trois semaines après la plainte.

D'après le parquet, le suspect n'était pas connu pour des faits de violence précédant la plainte du 14 octobre. "Ca me semble vraiment discordant aux remontées que j'ai du terrain" avance Frédéric Rousset, président du Collectif pour l'élimination des violences intrafamiliales (CEVIF ).

 "Mais quelques fois il faut du temps pour que la victime reconnaisse son statut. Aujourd'hui, ce sont 12 personnes qui portent plainte quotidiennement, les victimes sont de plus en plus nombreuses à franchir le pas, c'est deux fois plus qu'en 2019. Est-ce que dans ce cas ce n'était pas l'ultime appel à l'aide de cette victime ?" s'interroge-t-il.

Pour Evelyne Corbière, sénatrice et présidente de l'Union des femmes réunionnaises, "on traite ces affaires de violences intrafamiliales en oubliant que les personnes partagent des lieux et des intérêts communs".

"Il y a les textes législatifs qu'on applique, mais ça ne suffit pas. Il faut faire évoluer les pratiques" estime-t-elle, alors que l'insularité ne permet pas aux victimes de se protéger efficacement.

"Il faut réaliser qu'une garde à vue ne va pas arrêter l'agresseur, il vit dans le même espace que sa victime, il occupe son environnement" rappelle la sénatrice. Par ailleurs, "il n'y a pas que la victime qui est la cible : il y a son entourage, ses enfants, ses parents. Tous ceux qui vont tenter de l'aider, qui la croient, sont des cibles potentielles."

Pour la sénatrice, il s'agit désormais "de tenter de protéger tout cet environnement", car si ce n'est pas fait, "c'est la victime elle-même qui va tenter de protéger ses proches, parce qu'elle sait que son entourage est en danger". "Dans cette affaire, on a une personne qui aurait dû être protégée."

Un point de vue partagé par Frédéric Rousset. "Il y a ce que j'appelle la "Fenêtre de tous les dangers" au moment de la séparation : on voit ces hommes, immatures d'un point de vue affectif, qui ne supportent pas la rupture, et font du mal à l'autre. Parfois, on a ce qu'on appelle des crimes vicariants, un type de violence par procuration qui est infligé aux enfants" détaille-t-il, rappelant le triple infanticide survenu au Port en 2019. "Ici, on voit que la victime avait confié ses enfants."

La nouvelle association Recoser des victimes appelle à "un vrai plan d'urgence, posé avec clarté". "Il y a un arsenal qui existe pour lutter contre ces violences, mais par quoi on commence ? La victime a porté plainte, et après ? Elle a quitté ce lieu, et elle est repartie dans son malheur, complètement sans défense, et ça ce n'est pas possible" déplore Natalie Amany, présidente de l'association.

"Il y a un besoin d'éclaircissement dans les procédures, car il y a un problème de coordination entre les services. Quand les forces de l'ordre reçoivent, il faut déclencher tout de suite un accompagnement, que la personne ne reste pas seule" propose-t-elle.

"Je n'accuse personne, mais je trouve qu'il y a un vrai souci. On ne peut pas déposer plainte le 14, être convoqué le 6, en attendant elle fait quoi la dame ? Elle rentre chez elle, la peur au ventre, elle confie ses enfants, et elle meurt" dénonce Natalie Amany. 

Elle alerte par ailleurs sur l'impact de ces violences sur les enfants, "témoins et parfois pas pris en charge correctement".

- Augmenter des budgets pour en raboter d'autres -

Si la lutte contre les violences faites aux femmes – grande cause du quinquennat paraît-il – échappe au tour de vis budgétaire, avec une augmentation de 10,4% prévue dans le projet de loi de finances, les associations regrettent que la problématique ne soit toujours pas prise à bras le corps.

"On milite sur l'exemple espagnol : on estime à 1 milliard d'euros les besoins pour lutter efficacement contre les violences faites aux femmes" rappelle Frédéric Rousset. En France, ce budget est actuellement de 77,4 millions d’euros, et devrait passer à 85,11 millions "On pourrait se réjouir qu'en cette période d'austérité, on augmente les crédits pour cette lutte. Mais 10% ça reste maigre au regard de l'étendue du problème" estime-t-il.

L'augmentation du budget est "très faible par rapport aux besoins recensés sur le terrain" juge Evelyne Corbière. "Au niveau national comme local, le dispositif du 115 est saturé, et ne fonctionne donc pas correctement. Pour La Réunion, le 115 est géré par le Conseil départemental, et je n'ai pas entendu parler d'augmentation du budget qui porte sur l'action sociale" note-t-elle.

"Quand on parle de violences intrafamiliales, on parle du cœur de métier des Conseils départementaux et les annonces qui sont faites font peur" souligne la sénatrice.

"Le 115 est non seulement complètement saturé, mais aussi en grande difficulté financière" abonde Frédéric Rousset. "Et pourtant, l'hébergement d'urgence et la question du logement sont vitaux si on veut éliminer les violences, et donc les féminicides. Il faut aider les victimes à déconjugaliser leur foyer, car on vit dans une société qui a sublimé l'image du mariage, et elle ne s'est pas organisée pour les ruptures et la déconjugalisation" analyse-t-il.

"On assène des messages comme "partez", mais pour aller où ?" interroge le président du CEVIF.

Pour la députée Karine, qui siège depuis cette nouvelle mandature à la délégation aux droits des femmes, "c'est bien beau d'augmenter le budget du secrétariat d'Etat à l'Egalité, mais si on rabote sur les autres ministères, à quoi bon ?".

"Dans les faits, on voit bien qu'il n'y a pas assez de moyens, et ce n'est pas une augmentation de 10% d'un budget déjà ridicule qui suffiront à régler le problème. Si en plus on baisse le financement des autres, on en revient au même problème, particulièrement concernant le budget de la Justice. Le gouvernement projette une baisse 500 millions d'euros des crédits, alors que la justice est à bout de souffle" rappelle-t-elle.

- Des difficultés de l'insularité –

Baisser les moyens du ministère de la Justice n'annonce rien de bon pour La Réunion.

"A La Réunion, on le sait, il y a besoin de vrais moyens : on manque de juges, les délais d'attente sont énormes" liste Karine Lebon. "En attendant, il y a des gens qui meurent, des femmes évidemment, mais aussi des enfants".

Pour pallier ces difficultés, les associations "font tout le travail, mais même leur travail devient de plus en plus difficile car elles réalisent leurs propres missions en plus de celles de l'Etat qui leur sont déléguées".

"Ce sont les associations qui remplissent le rôle de l'Etat : elles vont chercher les femmes, les mettent à l'abris, leur cherchent un logement. Sauf que ça, ça dure un temps, car ces femmes ont une vie, des enfants, un travail, on ne peut leur proposer qu'une solution de quelques jours" note-t-elle.

"On a la sensation très souvent que les schémas d'emprise, que le principe des violences conjugales leur échappent (aux membres du gouvernement ; ndlr). Ils sont hors sol, et ne comprennent pas à quoi font face ces femmes. Il s'agirait déjà de prendre en considération ce qu'elles vivent."

"En parallèle, il devient toujours plus compliqué de faire des demandes subventions, on demande simplification de ces demandes, car les associations n'ont ni les moyens techniques ni les moyens humains pour les monter" appelle la députée.

Et quand les moyens manquent, l'application des textes de loi devient toujours plus compliquée. S'ajoutent à cela des dispositifs pas forcément adaptés pour l'île.

Le bracelet anti-rapprochement (BAR), notamment, peinent à convaincre à La Réunion. "Jusqu'à présent ça ne fonctionne pas. On vit dans une île, avec les membres de familles qui vivent les uns à côté des autres, ce dispositif sonnait à tout bout de champ, et forçait les forces de l'ordre à intervenir pour rien, augmentant l'angoisse des victimes" constate Frédéric Rousset. "Il paraît que ça fonctionne mieux aujourd'hui, je ne demande qu'à être contredit" dit-il.

 "On connait la situation géographique et économique de l'île, est-ce que c'est vraiment utile ici ?" s'interroge Evelyne Corbière.

"Si le bracelet anti-rapprochement a démontré des limites sur le territoire, il faut le repenser et réfléchir à disposer de nos crédits sur des dispositifs efficaces. Concrètement, si un téléphone grave danger est plus efficace, augmentons-les par rapport au nombre de BAR. Ce n'est pas parce que ça existe au niveau national qu'il faut l'appliquer" dit-elle.

Certes, des avancées ont été réalisées ces dernières années, notamment en matière de recueil de la parole des victimes chez les forces de l'ordre, ou encore avec la mise en place de l'aide universel d'urgence, versée aux femmes victimes de violences conjugales. Les textes législatifs ont aussi été durcis au fil des ans.

Mais la question reste : quels moyens pour appliquer ces textes ? Les centres d'hébergement d'urgence sont pleins à craquer, les budgets sont rabotés, les associations sont dépassées.

"Il y a une embolie du système, à tous les niveaux" souffle Evelyne Corbière.

Les acteurs engagés dans la lutte avancent par ailleurs d'autres pistes de réflexion. "C'est dans l'esprit de tout le monde qu'il y a un travail à faire, le sujet est beaucoup plus global et passe par l'éducation" estime Karine Lebon.

"Maintenant qu'on connait les rouages du contrôle coercitif, des violences économiques et psychologiques, de l'emprise, qu'on sait le contrôle qui peut s'exercer après la séparation, on peut imaginer un suivi des auteurs" propose Evelyne Corbière.

Pour Frédéric Rousset, les ordonnances de protection peuvent être une des réponses. "Je sais qu'on va parler de double peine, que ce n'est pas la femme qui doit partir…Mais dans un environnement "clanique", c'est difficile pour la victime de rester, le point d'horizon est bouché" avance-t-il.

Par ailleurs, "il faut construire du logement, arrêtons d'opter pour des solutions d'urgence, car plus on réduit la surface habitable plus on augmente le risque de violences" rappelle-t-il. "Construisons sans contrevenir à la dignité des femmes."

L'enquête continue son cours, en attendant que le principal suspect, grièvement blessé, puisse être entendu.

La Réunion est le quatrième département de France le plus violent envers les femmes après la Seine-Saint-Denis, la Guyane et le Pas-de-Calais.

Selon les chiffres des forces de l'ordre, en moyenne 10 femmes victimes de violences se sont présentées chaque jour en 2023 dans un commissariat ou une brigade de gendarmerie de La Réuion pour porter plainte.

• Si vous êtes victimes de violences conjugales, vous pouvez contacter le 3919, le numéro national de référence d’écoute téléphonique et d’orientation à destination des femmes victimes de violences. Des conseillers sont disponibles 24h/24. La Réunion est le quatrième département français en matière de violences intrafamiliales.

as/www.imazpress.com / redac@ipreunion.com

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7 Commentaires
Pigtail
Pigtail
4 semaines

La violence est l'arme du pauvre, nuance.

Justice inutile
Justice inutile
4 semaines

Elle est belle la justice française …. encore une famille endeuillée faute que les autorités fassent correctement leur travail. Ils sont toujours à minimiser les plaintes des femmes.
Courage à vous la famille

Jusqu'à quand?
Jusqu'à quand?
4 semaines

Le problème systémique du patriarcat. La parole des femmes (et celle des enfants) est rarement prise au sérieux, et les conséquences sont trop souvent dramatiques.
Soutien aux enfants et à la famille de cette femme, victimes également de cette violence.

974
974
4 semaines

Tout commence par l'éducation des "jeunes coq". Le rôle des parents est très important.
La violence est l'arme des faibles.

Jean René
Jean René
4 semaines

Et le dispositif d’alerte grave danger, il n’est pas considéré ?

Joe
Joe
4 semaines

Quand c des fausses accusations zot lé fort pour montrer qui commande mais fait zot travail réellement n’a pu personne.. de nos jours pourquoi porter plainte la plupart du tps zot y fait rien en faite faut na sang pour ke zot y bouge la tjs était komsa et va reste komsa..

bibi
bibi
4 semaines

la police ne peut pas etre partout,les fdp cherchent du zamal à longueur de journée pour faire du chiffre alors les agressions vols degradations etc c est secondaire. il faut legaliser les drogues et avoir une police disponible,efficace et professionnelle.reforme de la justice urgent! il y a partout des drogues il faut controler et legaliser comme allemagne portugal suisse etc!