Le 19 mars 1946, La Réunion devenait département français . 70 ans plus tard, Paul Vergès, fils de Raymond Vergès, l'un des auteurs de la loi de départementalisation avec Léon de Lépervanche, Aimé Césaire et Léopold Bissol, Gaston Monnerville, pose un regard critique sur cette mesure, jugée à l'époque comme une avancée. A la Réunion, "les espoirs portés par cette loi étaient immenses", se souvient le fondateur du PCR. Après la revendication de l'abolition de l'esclavage en 1848, la population aspirait à "l'égalité avec la situation des citoyens français". Il ajoute "Ces espoirs se sont transformés en enthousiasme après la loi du 19 mars et très rapidement en déception". "Ce qui reste aujourd'hui c'est la totalité du rêve déçu des auteurs de la loi, Césaire et Bissol en Martinique comme à La Réunion avec Raymond Verges et Léon de Lépervanche" estime-t-il. Interview
Quel souvenir gardez-vous du contexte ayant conduit au dépôt de la loi de départementalisation par Raymond Vergès et Léon de Lépervanche ?
Il faut préciser que la revendication d’intégration de La Réunion à la République par l’abolition de son statut colonial est une vieille revendication découlant des principes d’intégration et d’assimilation qui ont présidé à la colonisation de La Réunion. Plus précisément dans les années 1930, la société réunionnaise comportait une minorité de grands propriétaires fonciers et patrons d’usines sucrières, des classes moyennes très minoritaires et des salariés en très grand nombre du fait des structures foncières et sucrières. Il y a avait des milliers d’ouvriers agricoles, des ouvriers des 13 usines sucrières de La Réunion, des salariés des transports pour l’acheminement des cannes aux usines et du sucre au Port. Il y avait 1600 cheminots et des milliers de dockers. Tous étaient syndiqués et en relation avec les syndicats de France surtout dans les années des luttes du Front Populaires en 1936 et après la victoire de 1945. D’autre part, dans les classes moyennes s’organisaient des courants progressistes et démocratiques
Votre père Raymond Vergès, faisait partie de ces courants
Effectivement, Raymond Verges était à la tête de la Franc-maçonnerie à La Réunion, à la direction de la Ligue des Droits de l’Homme et responsable de la fédération des syndicats. Ce sont toutes ces raisons historiques et sociales qui ont fait surgir la revendication d’égalité avec les citoyens français et donc la revendication globale de l’abolition du régime colonial à l’époque et la promotion de La Réunion comme département français. Il en découlait le caractère automatique de l’extension des droits politiques et sociaux des citoyens français. C’est dans ce contexte des luttes des années 30 et de l’atmosphère de l’après- guerre qu’il y avait à La Réunion une grande revendication et un grand espoir de changement du statut de l’île et de ses habitants.
Quels étaient les espoirs portés par cette loi ?
Ils étaient immenses. Il faut se rappeler sur le plan historique que la population de La Réunion a été constituée par des apports d’une part de colons venus de France sur cette terre inhabitée et du transfert par la force d’esclaves raflés à Madagascar, au Mozambique, en Afrique australe, aux Comores aux 17ème et 18 ème siècles avec à la fin de la période de l’esclavage quelques apports minoritaires venant de l’Inde et de la Chine. La cohabitation pendant des siècles de groupes aussi différents sur le plan social, culturel à fait naître des besoins de communiquer par la création d’une langue commune, le créole et des aspirations communes au delà des revendications d’origines ethniques.
Pendant près de deux siècles de 1663 à 1848 la revendication était l’abolition du régime barbare crée par Paris : l’esclavage. La revendication était aussi la reconnaissance de la liberté et des droits fondamentaux des personnes soumises à ce régime de barbarie. Après 1848 et l’abolition de l’esclavage, l’unité des différents groupes s’est renforcée par le fait que leur immense majorité était des salariés qui vivaient une exploitation capitaliste très dure se traduisant par une misère considérable, des conditions de santé et de logement déplorables…
C’est ce qui explique la revendication de l’égalité avec la situation des citoyens français dans la mesure où tous ces groupes différents d’origines ethniques sur une terre inhabitée n’avaient pas de revendications de caractère nationale de libération. Avec l’ampleur de luttes des années 30 et de la situation d’après-guerre s’est renforcée par la revendication d’égalité avec l’immense espoir de l’abolition du régime colonial comme de la promotion de l’égalité et de la dignité des citoyens français.
Vous créez le PCR en 1959 et lancez le mot d’ordre d’autonomie dans la foulée, pourquoi ?
En raison des luttes nées des espoirs et de la situation économique et sociale de La Réunion pendant près de trois siècles d’esclavage et un siècle de régime colonial, ces espoirs se sont transformés en enthousiasme après la loi d’égalité du 19 mars et très rapidement en déception après le colonialisme officiel. L'histoire retiendra que les premiers gestes du gouvernement à l’époque ont été de maintenir le statut du supplément colonial pour les fonctionnaires de l’Etat et le refus par contre de l’égalité découlant des articles 2 et 3 de la loi de 46. Cette société d’inégalité institutionnalisée par Paris a duré plus de 50 ans et c’est un demi siècle après la loi de 46 et des luttes sociales et politiques que Paris a accepté le principe du droit à l’égalité sociale entre les citoyens français des colonies et les citoyens français de l’Europe. C’est devant cette attitude constante de discrimination néo-colonialiste que les Réunionnais ont tiré les leçons et crée en 1959 le Parti Communiste Réunionnais pour combattre le néo colonialisme dominant et imposer l’application des dispositions d’urgence contenues dans la loi du 19 mars 46. Cela veut dire que le contenu même de la revendication d’autonomie du Congrès du PCR était bien dans l’esprit des auteurs de la loi du 19 mars 46, c’est-à-dire d’obtenir la concrétisation du principe d’égalité et de liberté avec les citoyens français et non pas de leur simple proclamation et de sa réalisation contraire.
Vos détracteurs vous accusent alors de vous éloigner de l’esprit de la départementalisation...
Il ne s’agissait pas d’une revendication de séparation de la Réunion de la République mais de tenir compte de la spécificité de la Réunion pour parvenir à l’égalité des droits avec les citoyens français. Sur ce plan, poursuivi pour la revendication d’autonomie j’ai comparu devant la Cour de Sureté de l’Etat créée à l’époque pour juger de la situation en Algérie. J’ai été libéré sans conditions par l’interprétation que j’ai faite et des possibilités ouvertes par la constitution et ses articles 72 et 73. Interprétation qui découle de la lettre et de l’esprit de ces articles mais également par l’application des articles même de la Constitution concernant les 4 départements d’Algérie à l’époque en créant l’Autorité du Rocher Noir. Ce qui veut dire que la revendication du PCR pour l’autonomie en 59 prévoyait bien, la fidélité à l’esprit de la loi de 46 et son adaptation à la réalité de la Constitution et à la réalité spécifique de La Réunion.
Aujourd’hui que reste t-il de cet espoir qui est né en 1946 ?
Ce qui reste c’est la totalité du rêve déçu des auteurs de la loi, Césaire et Bissol en Martinique comme à La Réunion avec Raymond Verges et Léon de Lépervanche. Rêve déçu pourquoi ? Par ce que les 70 ans qui nous séparent de 1946 ont été marqués par tous les gouvernements successifs par la volonté constante de trahir les revendications des vieilles colonies en application des dispositions de la Constitution. Sur cette terre de La Réunion inhabitée jusqu’à la moitié du 17 ème siècle et dont la population a été créée par le colonisateur français qui a successivement crée une société d’esclaves durant deux siècles puis d’un régime colonial d’un siècle et quand les populations de la Réunion arrivent à proclamer leur revendication nous avons un exemple de laboratoire sociologique de maintient du régime colonial malgré les textes Constitutionnels. C’est cela qu’on a appelé le néo colonialisme.
Selon vous, quels sont les principaux effets négatifs et positifs de cette loi de nos jours ?
Aujourd’hui, quelque soient les résultats importants découlant de l’esprit de la loi dans les domaines de la santé, de l’éducation, des services publics, des infrastructures etc sur le fond c’est l’exemple d’un laboratoire montrant la volonté constante de maintenir les résultats du régime colonial malgré son abolition par la loi. Après 70 ans de néo- colonialisme on voit les résultats économiques et sociaux. Près de la moitié de la population réduite au seuil de pauvreté, près de 30 % de la population au chômage total, plus 50 % de la jeunesse maintenu au chômage, plus de 116 000 illettrés, une émigration forcée de la jeunesse pour repeupler les zones sous peuplées en France métropolitaine et l’utilisation des fonds publics du budget pour tenter de maintenir en survie une économie coloniale même sous développée mais qui a finalement disparu. Cela veut dire que l’esprit et le principe de liberté et d’égalité qui ont présidé à l’actualité de la Réunion en 1946 se maintient 70 ans après dans des conditions identiques dans le principe, même si la situation interne et régionale de l’île a totalement changé.
Ce qui fait que la lutte pour le respect des principes de liberté, d’égalité et de fraternité dans les conditions actuelles pour leur réussite sont bien plus difficiles à réaliser aujourd’hui qu’à l’époque. Mais, ce n’est pas une raison pour se décourager mais au contraire cela nous invite à renforcer les actions et les luttes pour finalement obtenir la réalisation du rêve qui a présidé à la vie de nos ancêtres durant deux siècles d’esclavage, un siècle de colonisation et 70 ans de néo colonialisme actuel.
Quel avenir pour ce statut de département à La Réunion ?
Ce que je viens de dire résume l’objectif à atteindre. Dans le monde actuel totalement différend de celui d’il y a 70 ans, avec les changements climatiques, la transition démographique concernant les îles voisines comme les pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, les progrès dans la recherche et les innovations dans tous les domaines, ceci annonce une nouvelle civilisation découlant des conséquences de ces grands changements planétaires et permanent. Tout est nouveau mais tout est possible dans la fidélité au rêve de nos ancêtres et dans la réalité du monde d’aujourd’hui et de demain. En ce qui concerne le statut du département de La Réunion sans se rappeler que ce statut est débattu en France dans le devenir des collectivités territoriales de la République, le problème est de constater la réalité qui commande notre avenir. Réalité qui est la combinaison des conditions de vie des Réunionnais marquées par l’intégration et l’assimilation.
Notre objectif aujourd’hui pour nos générations s’est d’être fidèle à notre histoire et à notre héritage et surtout plus que jamais à la revendication d’égalité, de liberté et de fraternité.
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