Tribune libre de Toosly Jeanne

L’écosystème humain : La ruche comme source d’inspiration

  • Publié le 20 octobre 2022 à 10:10
Conseil général

Dès sa création, en 1946, le Département de la Réunion a construit son cœur historique de métier autour des questions sociales et d’une manière toute aussi première et marquée, du médico-social. Après plus d’un demi-siècle de politiques publiques volontaristes ancrées dans la proximité et la solidarité avec nos concitoyens, une volonté de réorganisation en profondeur des services publics au Département de la Réunion a été engagée. Dès les années 1980, elle a permis la transformation des DPEFS en GUT, devenues ensuite les MD que nous connaissons. (Photo : Imaz Press Réunion)

Cette affiche, avait tout d’une vraie et belle aventure. Mais dans les faits, une toute autre histoire s’est jouée… Après des années de croissance des budgets et des effectifs (jusqu’à 6100 agents en 2015), les réalités RH se sont faites plus présentes (5000 agents en 2020). En cause, une certaine « Révision Générale de Politiques Publiques » (RGPP) et un cortège ininterrompu de contraintes budgétaires sur l’évolution de la masse salariale des Collectivités Territoriales.

Dans un contexte de réduction du volume d’emplois aidés et d’accroissement des difficultés à recruter, le « Conseil Départemental de la Réunion » n’a, depuis, eu, de cesse, de recourir aux embauches contractuelles. La maîtrise, de la masse salariale, constitue, à ce jour, la priorité absolue des collectivités.

Un « gros mot », ou plutôt un acronyme le traduit parfaitement « la GPEC ». Une approche managériale obscure et complexe, dans laquelle nos agents sont sommés, au final, de faire face à une charge de travail croissante, à de nouveaux outils logiciels, à une carence de formations professionnalisantes ainsi qu’au non-remplacement des collègues absents, malades ou partis à la retraite. Le tout, sans espérer de moyens supplémentaires immédiats, dans une absence totale d’outils de mesure de la charge de travail, comme d’absence de définition et de cadre de référence de la « File Active de Travail » entre aures.

C’est ainsi, qu’à partir de 2015, au motif d’une modernisation à marche forcée, les cartes, les boussoles et autres sextants ont été balayés, sous les coups de boutoirs répétés d’une actualité législative riche (RGPP, Loi de transformation de la fonction publique, Loi Nôtre, recentralisation du RSA...) et réglementaire de plus en plus complexe (GPEC, lignes directrices de gestion, réforme des instances sociales, prévalence des macro-outils de gestion  du territoire…).

Mais, on en oublierait presque un contexte général économique, social et sanitaire des plus inquiétants. Que dire d’un climat de guerre et de massacres en Europe de l’Est (et ailleurs), des désordres climatiques mondiaux, d’une flambée incontrôlée des prix des hydrocarbures, générant, en cascade, un effondrement du pouvoir d’achat, des pénuries de marchandises et un déficit de foi en notre modèle démocratique et socioéconomique… ?  Le tout, sous l’insolente bénédiction des marchés financiers et économiques, d’où nous viennent aujourd’hui de scandaleuses spéculations, que rien ni personne n’arrête.

Et sous nos tristes tropiques, quoi de neuf ?

Seulement une population réunionnaise de plus en plus touchée par la précarité et l’exclusion, qui subit et éprouve dès le 15 du mois le plus grand mal à joindre les deux bouts, à résister à cette violence économique de plus en plus frontale, de plus en plus banale,   de plus en plus générale.

A ses côtés, toujours aux mêmes postes de vigies, de sentinelles et d’ouvrièr(e)s,des professionnels compétents et engagés qui gardent foi en leurs missions et œuvrent   sur chaque empan de nos territoires dans la proximité et la bienveillance.  Armée active de visibles et d’invisibles, simples fourmis ou petites abeilles, ces agents perçoivent, mesurent et tentent sans relâche de contrecarrer les effets désastreux et cumulés  des multiples crises, qui touchent nos concitoyens.

Leurs seuls outils ? Une intelligence collective, une culture de l’action sociale et médicosociale dans la proximité, un conscience professionnelle reconnue, des disponibilités et des volontés de bien faire de plus en plus contrecarrées par un management inadapté. Au quotidien, des investissements professionnels limités par une politique d’intéressement dont les ressorts, autant que les effets, restent obscurs et peu motivants.  Pour couronner l’affaire, un outil de prévention des Risques Psycho-Sociaux (R.P.S) réduit à sa plus simple expression, une absence insensée à la fois d’outils et de volonté officielle de mesure de la « charge de travail ». Sans oublier, une absence de revalorisation des engagements professionnels de ceux qui se donnent sans compter. Il en va ainsi pour nombre de contractuels qui n’ont droit à aucune prime, si l’on s’en tient aux derniers arrêtés du Rifseep, malgré la part croissante de ces professionnels dans nos rangs.  

Le panorama serait incomplet sans les plus récents engagements pris avec l’Etat en matière d’expérimentation de dispositifs nouveaux, à la fois numériques et physiques, d’accompagnement des bénéficiaires du RSA et de leur insertion par l’activité économique. Des mesures qui génèrent, au Département de la Réunion, une complexité croissante des organisations de travail, comme une plus grande intensité de l’engagement professionnel. En miroir immédiat, la cohérence et l’agilité managériale tant attendues dans et par nos services sont amplement questionnées, tout autant que les moyens restant à mobiliser, non mesurés pour l’heure.

Si nous considérons comme légitime et prioritaire la volonté de maintenir ou de relever la qualité, l’efficience, la continuité, la cohérence… des missions de service public, il nous faut logiquement vouloir et savoir agir sur les conditions de leur bonne ou meilleure exécution. Or, certains leviers ou « signaux faibles » sont sciemment « méconnus ou dédaignés ». Ainsi, la qualité actuelle de vie au travail des agents n’est curieusement pas considérée comme un élément significatif et pertinent, susceptible d’impacter les résultats produits.

Autrement dit, en l’absence de conditions suffisamment propices à l’épanouissement de l’agent au travail, quels impacts positifs sur la société peut-on raisonnablement produire et défendre, si l’écoute active, le plus élémentaire respect et les gratifications les plus raisonnables et justes ne sont pas mis au service du déroulement de véritables parcours professionnels valorisants ?

Au final, quand, comment, où et avec quelle légitimité la « haute valeur ajoutée managériale », tant attendue par nos agents, s’exprime-t-elle, et produit-elle les plus-values humaines, sociales et sociétales les plus équitables ?

Il y a aujourd’hui tant de souffrances et de lassitude dans les rangs de nos personnels, mesdames et messieurs les décideurs publics. Autant de malheurs, qui, au mieux, vous échappent, au pire, vous indiffèrent, mais, jamais n’échappent à votre responsabilité première.

Car loin d’être des « éponges magiques », chargées d’absorber tous les maux de la société, nos collègues sont, répétons-le, les abeilles actives, sinon les sentinelles infatigables, d’un écosystème sociétal, qui entretiennent et produisent, vaille que vaille, un baume indispensable à la paix et à la cohésion sociale.

Pour produire ce miel si essentiel à notre « vivre ensemble » et à l’émergence d’un écosystème humain sain et fort, nos agents du social, ainsi que tous les agents qui gèrent des dispositifs d’aides si précieux à la population par les temps qui courent, ont besoin d’un soutien fort et indéfectible de la collectivité territoriale.

Pour favoriser cela, nous en appelons au bénéficie d’un management authentique, agile et lucide. Un management nouveau et bienveillant, en guise de première pierre d’un édifice commun, permettant d’accueillir la différence, l’hétérogénéité des profils et des compétences. Permettant aussi d’attirer, de sécuriser et de capitaliser les talents et les richesses, d’ouvrir le champ des possibles, et de les instaurer comme sources et lieux de foisonnement créatif des consciences, des visions, des postures et des méthodologies d’intervention, en ces temps de profondes mutations de nos contextes professionnels.

Un haut lieu à bâtir au sein de la collectivité départementale, pour l’inspiration et la créativité comme sources d’identification et de promotion d’une nouvelle culture managériale qui n’a pas su pourtant capitaliser sur une expérience de plus d’un demi-siècle.

L’heure est donc venue pour le collectif d’opérer sa métamorphose, d’accepter sa mue en profondeur. Il est temps de cesser d’enfermer les individus dans un carcan procédural, administratif et réglementaire, qui participe de moins en moins à l’intelligibilité des dispositifs d’aide sociale du Département ou à l’épanouissement de l’Homme et de la Femme au travail.

Un espace privilégié, émergé et dédié, pour concrétiser le temps de la revivification des valeurs communes et du sens de l’engagement, au sein d’un pacte mutuel d’objectifs et de moyens. Ce faisant, une dynamique nouvelle par l’activation responsable des consciences et des responsabilités institutionnelles, autorisant une certaine liberté d’oser, un droit reconnu à l’erreur et prônant la valorisation des talents, initiatives et compétences individuelles.

Une approche, certes périlleuse et atypique, au sens d’une démarche innovante de développement à la fois individuelle et collective des « capacités d’agir » ensemble, de manière plus responsable, soutenable et durable.

Une démarche idéalement formalisée dans un « Livret de Formation et d’Engagements de Service », à construire tout au long de la carrière professionnelle. Toutes mesures propres à restaurer, en continu, les fondamentaux d’une « culture commune » et d’une relation saine et sécurisée, faisant place – in fine – à la confiance, à l’ouverture, et aux capacités collectives d’entreprendre et de s’adapter. En quelques mots, une invitation solennelle à un développement humain concerté et respectueux, à repenser un projet de service réaliste et soutenable, et à passer des postures managériales vieillissantes ou sclérosantes à celles plus audacieuses et plus agiles, au sein par exemple d’une DHR [Direction Humaine (et Territorialisée) des Ressources], plutôt que d’une DRH [Direction (classique) des Ressources Humaines].

La recherche de ce nouveau paradigme, celui d’un management à visage humain promoteur d’une vraie intelligence collective et sociale, qui transforme les lourds héritages technico-hiérarchiques et fluidifie les cultures managériales trop enkystées, demeure aujourd’hui le chemin à suivre pour redonner la pleine santé à la ruche départementale.

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