Voici plus de 30 ans que le Groupe Réfugiés Chagos (GRC), présidé par Olivier Bancoult, milite pour le retour des Chagossiens dans leur pays et la fin d'un cauchemar qui a surgi au début la décennie " 60 ". Dans un contexte de rivalité politique et idéologique Est-Ouest, un accord secret a en effet été conclu en 1961 par le Premier ministre britannique Harold Macmillan et le Président américain John Fitzgerald Kennedy : dans cet accord, les États-Unis s'engagent à installer une base militaire dans l'océan Indien pour défendre les intérêts de l'Occident à la double condition sine qua non que le territoire britannique retenu pour l'abriter échappe au processus de décolonisation et que sa population en soit entièrement évacuée. En contrepartie, ils offrent un rabais de 14 millions de dollars sur les missiles Polaris que les Anglais envisagent alors d'acheter pour équiper leurs sous-marins atomiques. (Les intertitres ont été ajoutés par la rédaction)
Suite à ce deal, plus tard avoué par le State Department, le Gouvernement de Londres crée, par un décret-loi du 8 novembre 1965, le British Indian Ocean Territory (BIOT) qui regroupe des dépendances des colonies anglaises de Maurice et des Seychelles : l’archipel mauricien des Chagos et trois îlots seychellois : Aldabra, Desroches et Farquhar. Réalisée à un moment où on a pu parler d’une présence crépusculaire de la Grande-Bretagne dans l’océan Indien, la création du BIOT a surpris : de fait, le BIOT est la dernière colonie créée par le Gouvernement de Londres et le dernier confetti de l’Empire britannique qui subsiste dans l’océan Indien. Depuis la rétrocession d’Aldabra, Desroches et Farquhar aux Seychelles, en 1976, le BIOT se réduit aux seules îles Chagos. Les Anglais ont aussi été conduits à exiler tous les Chagossiens - pour la plupart vers Maurice - entre 1967 et 1973. Mais il faudra attendre 1975 pour que leur tragédie soit enfin connue. Dans son éditorial du 11 septembre 1975, le Washington Post souligne ainsi que les Chagossiens ont été traités d’une manière honteuse (" in a shameful way ").
Descendants d’esclaves arrachés à l’Afrique par la France pour mettre en valeur les Mascareignes, puis Diego Garcia, Peros Banhos et Salomon, les Chagossiens vivaient en harmonie avec la nature selon un mode de vie qui était resté, jusqu’à leur exil, celui du temps de la marine à voile et des lampes à huile. En comparaison avec le combat quotidien pour leur survie à Port Louis, ceux qui sont nés aux Chagos décrivent leur pays comme un Éden merveilleux. C’est dire qu’il a bien fallu les forcer à partir.
Pour ce faire, le Commissaire du BIOT a d’abord racheté, le 3 avril 1967, les cocoteraies qu’une société exploitait aux Chagos : cette décision a eu pour effet de mettre fin à l’exploitation du coprah et de laisser sans emploi la plupart des " Ilois ". En outre, les navires qui ravitaillaient les îles cessèrent, à partir de 1967, de les approvisionner. À la même époque, les administrations, les dispensaires et les écoles des Chagos sont fermés. Par la suite, le Commissaire édicte la criminelle ordonnance du 16 avril 1971 qui conduit ses habitants à l’exil. Assortie de menaces d’expulsion, cette décision oblige en 1973 les derniers récalcitrants réfugiés à Peros Banhos à partir. Ainsi, après avoir été victimes d’une première déportation réalisée par des Français au XVIIIe siècle pour des raisons économiques dans le sens Mascareignes-Chagos, les Chagossiens sont victimes, deux siècles plus tard, d’une deuxième déportation décidée par les Britanniques pour des raisons militaires dans le sens Chagos-Mascareignes.
Une insertion difficile
Si les Chagossiens luttent pour revenir chez eux, c’est aussi parce qu’ils n’ont jamais pu s’intégrer à Maurice. Exilés dans un pays alors démuni, ils se sont regroupés dans les bidonvilles de la capitale. Nombreux sont les Chagossiens qui, faute de qualification, n’ont trouvé ni logements décents ni emplois stables. Nombreux sont ceux qui ont sombré dans l’alcoolisme, la toxicomanie, la délinquance ou la prostitution quand ce n’est pas dans le désespoir, la violence, la démence ou le suicide. Presque tous ont connu l’exclusion dans une nation pourtant réputée " arc-en-ciel ". Certes, en vertu d’un accord anglo-mauricien de 1972, 650 000 livres sterling ont été versés à Maurice par les Britanniques pour faciliter leur insertion. Mais les Chagossiens devront attendre 1978 pour percevoir, chacun, une aumône de 7590 roupies. Suite à leurs protestations, la Grande-Bretagne leur a attribué, en vertu d’un nouvel accord anglo-mauricien de 1982, une compensation globale de 4 millions de livres sterling. Mais le problème de l’insertion des Chagossiens n’a pas pour autant été résolu. Le GRC a alors exigé pour chacun d’eux : la nationalité britannique, une pension à vie pour réparer les préjudices causés par leur exil et un droit de retour aux Chagos. À la suite du refus britannique, il a alors saisi les tribunaux en 1998.
Pour asseoir leur droit imprescriptible de retour au pays natal, les Chagossiens invoquent d’abord la violation du droit interne britannique : après avoir constaté qu’aucune catastrophe naturelle ou maladie contagieuse ne justifiait leur évacuation, la Haute Cour de Justice de Londres déclare en effet illégale, dans la décision historique du 3 novembre 2000, la scélérate ordonnance du 16 avril 1971 qui avait décrété leur déportation. Aussitôt connu cet important jugement qui reconnaît aux Chagossiens le droit de revenir dans leur pays d’origine, le Commissaire du BIOT rédige, dès le 3 novembre 2000, une nouvelle ordonnance qui les autorise à revenir chez eux, à l’exception de Diego Garcia. Mais après les attentats-suicides du 11 septembre 2001, les États-Unis s’opposent à leur retour sur l’ensemble des îles. Le Gouvernement de Londres édicte alors le 10 juin 2004 deux décrets-lois qui interdisent le retour des Chagossiens. Un nouveau procès est engagé par le GRC. Certes, le droit de retour reconnu aux exilés par la Haute Cour de Justice en 2000 est confirmé : par cette instance en 2006, puis par la Cour d’Appel en 2007. Mais il est rejeté par les Law Lords dans une décision rendue en dernier ressort le 22 octobre 2008. Pour des motifs stratégiques, la Haute juridiction donne raison au Gouvernement de Londres.
Ce décret viole la règle de l’intangibilité des frontières coloniales
Pour fonder leur retour, les exilés peuvent aussi invoquer le droit international. Le décret-loi de 1965 transgresse des principes biens établis dans la Charte des Nations unies et précisés le 14 décembre 1960 par l’Assemblée générale, dans sa Résolution 1514. Ce décret viole la règle de l’intangibilité des frontières coloniales codifiée dans l’article 6 de la Résolution 1514, ainsi rédigé : " Toute tentative visant à détruire partiellement ou totalement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un pays est
incompatible avec… les principes de la Charte des Nations unies ". L’excision des Chagos de la colonie de Maurice ayant été réalisée sans consultation des Chagossiens, les Britanniques ont aussi violé le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, rappelé par l’article 2 de la Résolution 1514 : " Tous les peuples ont le droit de libre détermination ". Les Britanniques ont également violé la Déclaration universelle des droits de l’Homme, votée par l’ONU le 10 décembre 1948, et notamment ses articles 9 - " Nul ne
peut être arbitrairement arrêté, détenu ni exilé " - et 13 : " Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ". Nul doute que le juge ou l’arbitre international, saisi au fond, sanctionnerait les Britanniques dans le différend anglo-mauricien sur les Chagos dès lorsque la déportation des Chagossiens - une déportation illégale, brutale et totale - est un crime contre l’humanité. Dans ce contexte juridique favorable, une opportunité se présente aujourd’hui qui doit permettre aux Chagossiens de revendiquer avec succès le droit inaliénable de retour au pays natal. Après la création du BIOT par le décret-loi de 1965, un traité anglo-américain de cession à bail est signé à Londres le 30 décembre 1966. Entré en vigueur le jour même, cet accord vise à rendre disponibles à titre temporaire et à des fins militaires les îlots intégrés dans le BIOT. Son article 11 contient notamment la disposition suivante : " Après une période initiale de 50 ans, le présent Accord demeurera en vigueur pendant une période supplémentaire de 20 ans, à moins qu’un des deux Gouvernements, deux ans au plus avant la fin de la période initiale, notifie à l’autre sa décision d’y mettre fin, auquel cas le présent Accord expirera deux ans après la date de cette notification ". La question fondamentale est alors la suivante : le bail stratégique consenti pour 50 ans aux Américains sur les Chagos par les Britanniques sera-t-il prolongé, par tacite reconduction, pour une nouvelle période de 20 ans le 30 décembre 2016 ?
Le bail sera reconduit
Pour les experts, la réponse ne peut être que positive. Diego Garcia - l’île principale des Chagos - abrite en effet une base militaire aéronavale en vertu d’un traité anglo-américain signé à Londres, le 25 février 1976. Or, cette base - la plus grande base américaine à l’extérieur du territoire des États-Unis - a été décisive lors des opérations onusiennes Tempête du désert engagée contre l’Irak en 1991 et Liberté immuable conduite contre le régime pro-Taliban d’Afghanistan en 2001. Compte tenu des remous observés à la périphérie de l’océan Afro-asiatique - notamment en Afghanistan où le régime de Kaboul est menacé par Al-Qaïda malgré l’annonce par Barack Obama d’un retrait de l’armée américaine du territoire afghan programmé dès 2014, en Iran où les autorités cherchent à se doter de l’arme nucléaire malgré les mises en garde réitérées des États-Unis ou encore dans le golfe d’Aden miné par la piraterie maritime - les experts sont convaincus que le bail consenti aux États-Unis sera effectivement reconduit
le 30 décembre 2016. Les " Autoroutes des hydrocarbures et des matières premières stratégiques " qui traversent l’océan Indien paraissent trop importantes pour que l’Aigle américain - conscient de son leadership depuis la chute de l’Ours soviétique en 1991 - abandonne ses bases militaires installées dans les pays du golfe Arabo-Persique - face à l’Iran - ainsi que le centre stratégique de Diego Garcia.
La période de deux ans au cours de laquelle il est possible que soit réexaminé le bail stratégique accordé par la Grande-Bretagne aux États-Unis s’ouvre le 30 décembre 2014. Les Chagossiens doivent donc se mobiliser dès maintenant avec la plus grande détermination pour espérer revenir dans leur pays. Mais à qui s’adresser ? Certains exilés mettent l’accent sur les qualités humaines reconnues à Barack Obama - premier Président noir des États-Unis et prix Nobel de la Paix en 2009 - dont pourrait dépendre le retour des descendants d’esclaves africains sur leurs terres natales. Mais cette option est contestable.
Une pétition a été lancée
Lancée sur le site de la Maison Blanche à l’initiative du GRC, une pétition a bien obtenu en 2012 les 25 000 signatures qui sont nécessaires pour permettre au Président américain de se pencher sur le drame des Chagossiens. Or, aussitôt connu l’arrêt rendu le 20 décembre 2012 par la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg qui déclare irrecevable la plainte des Chagossiens contre les Britanniques pour violation de leurs droits lors de leur déportation, au motif qu’une compensation leur avait été versée par le Gouvernement de Londres en 1982, " pour solde de tout compte ", la Maison Blanche répond qu’elle n’a aucun pouvoir dans cette affaire et précise que c’est la Grande-Bretagne qui exerce seule la souveraineté sur l’ensemble des îles Chagos, y compris sur l’atoll de Diego Garcia.
C’est dire a contrario que l’unique interlocuteur des Chagossiens est désormais la Grande-Bretagne qui exerce un droit de souveraineté exclusif sur leur archipel depuis sa conquête au détriment de la France, en 1810. Faut-il en outre rappeler que la Haute Cour de Justice de Londres a reconnu aux Chagossiens le droit de bénéficier de la pleine citoyenneté britannique dans sa décision du 3 novembre 2000 et que ce droit leur a été aussitôt accordé par le Parlement dans une loi du 22 novembre 2001 ?
Contrairement aux déclarations du Gouvernement de Londres qui, jusque-là, faisait dépendre le retour des Chagossiens dans leur pays du bon vouloir américain, c’est bien le Gouvernement britannique - un Gouvernement qui a aujourd’hui mauvaise conscience - qu’il faut convaincre de négocier avec les États-Unis le renouvellement du bail avant le 30 décembre 2016 avec, pour finalité, le retour définitif d’un petit peuple pacifique au moins dans les îles - préalablement réhabilitées et viabilisées - de Peros Banhos et de Salomon, dès lors que ces deux territoires échappent au processus de militarisation.
Une position claire
En vérité, depuis juillet 2013, un faisceau d’indices révèle que les Britanniques ne seraient plus hostiles au principe du retour définitif des Chagossiens dans leur pays d’origine. Dans une déclaration solennelle faite aux parlementaires de la Chambre des Communes le mardi 19 novembre 2013, Mark Simmonds - en sa qualité de ministre d’État au Foreign and Commonwealth office - a en effet indiqué que les autorités britanniques se prononceraient dans un délai d’un an et plus précisément avant le 31 décembre 2014 sur une nouvelle étude de faisabilité indépendante portant sur la seule mais importante question de la réinstallation des Chagossiens sur l’ensemble des îles qui composent l’archipel des Chagos, y compris sur la partie orientale de l’atoll de Diego Garcia qui n’est pas militarisée.
Que penser de ce revirement ? Faut-il le prendre au sérieux ? Le Gouvernement de Londres a-t-il déjà obtenu le " feu vert " des États-Unis ? Peut-être est-il encore trop tôt pour répondre à ces questions. Mais dès à présent, les Chagossiens doivent fourbir leurs armes afin de participer à l’élaboration d’un plan de réinstallation aux côtés des experts désignés par le Gouvernement de Londres. Quant à nous, notre position est claire : pour des raisons autant morales que juridiques, nous continuerons, jusqu’à la survenance d’un heureux dénouement, à soutenir les exilés des " Ziles-là-haut " qui survivent, pour la plupart, dans la précarité des bidonvilles de Port Louis après avoir été sacrifiés dans le secret sur l’autel des intérêts des grandes Puissances occidentales au nom de la raison d’État. Jusqu’à ce que justice lui soit rendue, nous resterons donc à l’écoute des Chagossiens qui ont été et demeurent les principales victimes des desseins méphistophéliques des autorités américaines et britanniques dans l’océan Indien.
André Oraison, Professeur des Universités
Membre du Comité Solidarité Chagos La Réunion.
