Tribune libre de Reynolds Michel

Le "Grand Remplacement", une idée raciste et complotiste qui se propage dangereusement

  • Publié le 9 février 2022 à 11:41
  • Actualisé le 9 février 2022 à 12:11

"Je suis nécessairement homme et je ne suis français que par hasard " Montesquieu. Le 15 mars 2019, si vous vous en souvenez, un suprémaciste blanc d'extrême-droite avait abattu de sang-froid 51 fidèles musulmans dans deux mosquées de la Ville de Christchurch en Nouvelle-Zélande. (Photo d'illustration AFP)

Cet homme de 29 ans d’origine australienne du nom de Brendon Tarrant avait au préalable publié un manifeste intitulé " The Great Replacement / Le Grand Remplacement) ". Contre un prétendu " génocide des Blancs ", il appelle, au nom d’une pseudo théorie raciste ‘tordue’, dite du Grand Remplacement, à la guerre civile contre les musulmans. Condamné à perpétuité – coupable de 51 meurtres et de 40 tentatives de meurtres – le tueur de Christchurch, qui se définit comme " un Blanc, européen de cœur et de sang ", ne fait aucune référence explicite à l’écrivain français Renaud Camus, inventeur de l’expression et de sa conceptualisation, même si l’idée perverse remonte de plus loin.

Une ‘théorie’ haineuse’ de guerre civile

C’est quoi au juste le Grand Remplacement ? Selon Renaud Camus, écrivain français prolifique et controversé proche de l’extrême droite, le peuple français serait petit à petit en train d’être " remplacé " par des peuples non européens. " Le Grand Remplacement est le choc le plus grave qu’ait connu notre patrie depuis le début de son histoire puisque, si le changement de peuple et de civilisation, déjà tellement avancé, est mené jusqu’à son terme, l’histoire qui continuera ne sera plus la sienne, ni la nôtre ". Tout est dit et très explicitement en ces quelques mots tirés de son livre intitulé : " Non au changement de peuple " (juin 2013). Dans La Grande déculturation, paru en 2008 chez Fayard, outre sa mise en cause de l’Éducation nationale où “tout est baissé d’un cran”, il juge l’immigration responsable de ce phénomène de " déculturation ". Invité aux Assises internationales contre l’islamisation en Europe en décembre 2010, Renaud Camus dénonce " l’islamisation progressive du pays " et l’entreprise de substitution d’un peuple par un autre qui n’aurait plus de " français " que le nom.

L’expression – le Grand Remplacement – s’accompagne de l’idée complotiste selon laquelle les élites et acteurs politiques et intellectuels “mondialistes” tentent d’organiser, à travers l’immigration, le remplacement de la population occidentale prétendument " de souche " par une population d’immigrés venus d’Afrique et du Maghreb. C’est le " remplacisme ", idéologie raciste et complotiste très agissante actuellement en Europe. Avec cette théorie, on est sur une grille de lecture ethnique de la société ou une conception ethniciste de la nation, susceptible de conduire à des dérives dangereuses. La preuve en est que notre doctrinaire du Grand Remplacement a été, en 2014, condamné pour " provocation à la haine et à la violence contre un groupe de personnes en raison de leur religion ", après des accusations d’antisémitisme à son encontre en 2000 (Ivan Jaffrin, D’un scandale à l’autre : l’affaire Renaud Camus…, dans Contextes, 17 avril 2012), tout comme son épigone Éric Zemmour condamné à plusieurs reprises pour ses propos racistes, sexistes et homophobes (Le Monde, 17 janvier 2022). Et ce Monsieur est aujourd’hui candidat à la présidentielle d’avril 2022 !

Le chiffon rouge de l’immigration “massive”

Cette idéologie xénophobe et raciste s’est assez vite répandue dans les milieux d’extrême droite, de la droite conservatrice, des catholiques traditionnalistes et dans la sphère politique et médiatique. Elle insuffle, anime, les discours des leaders de tous ces courants, de Jean-Marie Le Pen à Éric Zemmour en passant par Robert Ménard, Nicolas Dupont-Aignan, Laurent Wauquiez, Marion Maréchal-Le Pen… et de certains journalistes du Figaro, de Valeurs actuelles et de Causeur. Elle circule en Europe où l’extrême droite a le vent en poupe, aux État-Unies et ailleurs. Mais revenons aux disciples de Renaud Camus en France. Que disent-ils/elles de cette fumeuse théorie ? C’est une réalité et qu’il suffit pour s’en convaincre de se rendre dans certains quartiers ou de marcher dans les rues de nos grandes villes. Le grand remplacement crève les yeux, il faut être aveugle pour ne pas le voir, nous dit Renaud Camus et ses acolytes. En clair, Renaud Camus, Éric Zemmour et consorts incitent les gens à repérer les visages et les têtes qui ne ressemblent pas à des Français soi-disant " de souche ". On ne parle pas ici de l’étranger, mais des Arabes, des Asiatiques, des Noirs. On cible les non-Blancs.

"Il y a un peuple qui en remplace un autre dans d'innombrables endroits, qui tiers-mondise le pays avec une civilisation différente, une civilisation islamique qui n'a pas les mêmes valeurs", affirme-t-il début octobre sur CNews.(Clément Parrot, in France info, 01/12/2021). Et sur Twitter le 30 octobre 2021 : " Nous ne pouvons pas supporter deux civilisations sur le sol français ". Ou encore, lors de la Convention de la droite de Marion Maréchal le 28 septembre 2019 : " Entre vivre (et vivre) ensemble, il faut choisir ", a-t-il affirmé en citant Renaud Camus. Qu’est-ce à dire Monsieur Zemmour ? Faut-il interdire à quelques millions de nos compatriotes, aussi français que vous, de vivre leur religion conformément à la loi ?

Pour notre pamphlétaire-candidat à l’élection présidentielle, tous les maux de notre société trouvent leurs racines dans l’immigration et l’islam : " En France, comme dans toute l’Europe, tous nos problèmes sont aggravés par l’immigration : école, logement, chômage, déficits sociaux, ordre public, prisons […] et tous nos problèmes aggravés par l’immigration sont aggravés par l’islam. C’est la double peine ", a-t-il soutenu lors de cette Convention de la droite organisée à Paris (Cf. Le Point, 28/09/2019). Un peu court, même très court. Même refrain sur l’islamisation de la société française à Roubaix le 5 janvier 2022. " Arrêter de financer notre propre remplacement ", a-t-il déclaré (Cf. Libération, 5 février 2022).

L’instrumentalisation politique d’une théorie fallacieuse

La théorie du grand remplacement qu’Éric Zemmour martèle inlassablement ne tient pas la route, ne repose pas sur les faits pour de nombreux démographes, historiens et chercheurs. Tout d’abord, il convient de dire avec l’historien Gérard Noiriel qu’à l’échelle du millénaire, nous sommes presque tous issus de " l’immigration ". De fait, il n’y a pas d’autochtones, au sens propre " nés de la terre " : nous sommes tous des descendants des gens venus d’ailleurs. Ensuite, concernant la population française, on oublie de prendre en compte la mixité des origines, par colonisations successives et vagues migratoires. " Jusqu’où faut-il remonter pour être considéré faisant partie du peuple français ? ", demande Pascale Breuil, chef d’unité des études démographiques et sociales de l’Insee, avant de poursuivre : " Doit-on écarter l’immigration de travail remontant à la fin du XIXe siècle, avec l’arrivée de nombreux Italiens, Belges, Suisses et Allemands, qui ne se sont pas tous mariés entre eux et qui ont eu des enfants ? Ou encore les migrations venues d’Europe du Sud et d’Afrique depuis le début du XXe siècle, sans oublier les naturalisés et les réfugiés ? Il est finalement très difficile de définir qui est ou non d’origine française. " (Frédéric. Joignot, Le Monde, 23/01/2014 et 15/03/2019).

En fait, comme l’ont bien montré les historiens de l’immigration comme Patrick et Gérard Noiriel, il existe un " creuset français " : les différentes vagues d’immigration, notamment depuis la fin du XIXe siècle, se sont mêlées à la population française, même quand elles ont d’abord été ostracisées, écrit Frédéric Joignot. Aujourd’hui, observe le démographe Patrick Simon, " on assiste à un élargissement des origines de la population. De plus en plus de Français ont un lien avec l’immigration sans forcément être immigré : par exemple quand votre enfant se marie avec un immigré ou un enfant d’immigré, vous ne devenez pas immigré mais votre famille a désormais un lien avec l’immigration. En réalité, il n’y a pas eux ou nous mais une diversification de la population comme il y en a à chaque vague d’immigration : eux, c’est nous. " (Nathalie Birchem, Immigration et démographie…in La Croix, 02/09/2021).

En 2020, selon l’INSEE, les immigrés représentent, en France, 10,2 % de la population totale, loin du "grand remplacement". En outre, ce chiffre place l’Hexagone dans la moyenne européenne, et même en deçà de l’Allemagne, de l’Espagne, du Royaume-Uni ou de la Suède, selon l’agence statistique européenne Eurostat . "Rien ne résiste à l’épreuve des faits. Il n’y a pas de déferlante migratoire, il n’y a pas de changement de civilisation", conclut le laboratoire d’idées Terra Nova, dans note publiée le vendredi 7 janvier 2022, après une analyse rigoureuse des chiffres sur l’immigration agités par Éric Zemmour (Huffpost, 08/01/2022). Donc " au regard des faits démographiques sur lesquelles elle prétend s’appuyer, cette théorie est une imposture ", selon Terra Nova.

Le Grand Remplacement est une théorie manichéenne qui installe l’idée d’une " guerre civile " larvée, structurée autour des divisions factices :  les Français prétendument “de souche gauloise” et les autres ; les valeurs de la Républiques et l’islam…, tout en abandonnant la définition contractuelle de la Nation au profit d’une conception ethniciste. C’est une théorie à combattre inlassablement et sans concession, d’autant plus qu’elle se propage dangereusement.

Reynolds Michel

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