Un quartier en plein coeur de Lagos

GrĂące aux drones, le bidonville flottant de Makoko trouve sa place sur les cartes du Nigeria

  • PubliĂ© le 29 novembre 2019 Ă  13:24
  • ActualisĂ© le 29 novembre 2019 Ă  13:32
Des enfants dans le bidonville flottant de Makoko Ă  Lagos, le 23 octobre 2019 au Nigeria

A bord d'une pirogue, John Eromosele géolocalise le "Canal Zume" sur son smartphone: "C'est le boulevard principal de Makoko, c'est normal que ça bouchonne", s'amuse-t-il, coincé au milieu de dizaines d'autres embarcations, dans l'immense bidonville flottant.

Avec les jeunes de la communautĂ© locale et Ă  l'aide de drones, l'ONG Code for Africa s'est donnĂ© pour mission de cartographier ce quartier, vĂ©ritable trou noir en plein coeur de Lagos, la bouillonnante mĂ©galopole Ă©conomique nigĂ©riane. Car officiellement, Makoko n'existe pas. Ses 300.000 habitants (peut-ĂȘtre plus, peut-ĂȘtre moins) et leurs cabanes de fortune construites sur la lagune, ne figurent sur aucun plan d'amĂ©nagement ni sur aucune carte.

"La plupart des rues n'ont pas de nom, et nos maisons n'ont pas de numĂ©ros, ou alors vous pouvez trouver 50 personnes diffĂ©rentes avec le mĂȘme", se lamente Chief Albert Jeje, l'un des cinq rois traditionnels (Baale) de Makoko, seule autoritĂ© prĂ©sente sur place. "Qui se soucie de pauvres comme nous? Les politiques ne viennent jamais nous voir, alors que nous vivons lĂ  depuis des siĂšcles", poursuit le vieil homme.

Depuis le pont du Third mainland, qui relie la ville surpeuplĂ©e de Lagos aux riches quartiers des "Ăźles", on aperçoit le halo de pollution Ă©manant de Makoko. On a beau l'appeler "la Venise de l'Afrique", les ressemblances avec la romantique citĂ© italienne sont limitĂ©es. A Makoko, l'eau est noire, les dĂ©chets s'entassent Ă  la surface. L'odeur mĂȘlĂ©e de gĂ©nĂ©rateurs de diesel et de poisson fumĂ© au feu de bois prend Ă  la gorge.

- Améliorer le quotidien -

L'immense labyrinthe insalubre ne connait pas l'électricité ni l'eau potable. Il n'a pas d'école publique, pas d'hÎpital, pas de poste de police, pas d'administration non plus. Le Nigeria est l'un des pays les plus inégalitaires au monde, avec plus de 112 millions d'habitants - sur quelque 190 millions - vivant dans la pauvreté, selon Oxfam International, qui estime que "les cinq plus grandes fortunes du pays (29,9 milliards de dollars) pourraient mettre fin à la pauvreté à l'échelle nationale".

Avec ce projet, lancĂ© en septembre par Code for Africa, une ONG basĂ©e en Afrique du Sud et active dans une dizaines de pays du continent, une carte prĂ©cise de Makoko et de ses principaux points d'intĂ©rĂȘts sera dĂ©sormais accessible Ă  tous sur Internet.

"C'est un nouvel outil qui peut permettre aux organisations internationales ou aux autorités locales d'intervenir pour améliorer l'accÚs aux services de bases, à la santé et à l'eau par exemple", explique à l'AFP Jacopo Ottaviani, le responsable du projet, en grande partie financé par une bourse du centre Pulitzer.

A l'image de Lagos et ses 20 millions d'habitants, l'ancien village de pĂȘcheurs bĂąti Ă  la fin du XIXe siĂšcle n'a cessĂ© de s'agrandir et de grignoter sur la mer. Pour commencer, 990 photos prises du ciel vont ĂȘtre assemblĂ©es avec l'aide de spĂ©cialistes du coding comme John Eromosele, pour former une seule et grande image.

L'ONG a sélectionné six jeunes filles de Makoko qu'elle forme à piloter les drones puis à collecter les données et les répertorier pour établir une premiÚre version de la carte. Le reste de la communauté pourra également ajouter du contenu au fil du temps.

Avec son tĂ©lĂ©phone, Abigail, 24 ans, note les coordonnĂ©es d'une usine de transformation de manioc sur pilotis. Un peu plus loin, c'est un boucher spĂ©cialisĂ© dans la viande de chien. LĂ , une clinique de soins traditionnels ou encore un prĂȘteur sur gage.

- Urbanisation effrénée -

"On s'amuse en le faisant, et on apprend plein de choses", raconte la jeune fille. "Les gens sont parfois un peu méfiants, ils se demandent si ce qu'on fait ne va pas se retourner contre eux, alors on essaie de les rassurer".

Personne ici n'a oublié ce qui s'est passé en 2012: "les gens se sont réveillés un matin avec des affiches leur donnant l'ordre de quitter les lieux", raconte le chef traditionnel, Chief Albert Jeje.

Prétextant des "nuisances environnementales", l'Etat de Lagos a envoyé la police et des pelleteuses raser les bicoques en bois. Au moins une personne a été tuée alors que les habitants tentaient de résister à l'assaut. Ces violences, médiatisées, ont obligé les autorités à faire marche arriÚre.

Mais Makoko se sait en sursis: ces derniĂšres annĂ©es, d'autres bidonvilles de Lagos ont Ă©tĂ© rasĂ©s pour ĂȘtre remplacĂ©s par des immeubles rĂ©sidentiels. Avec l'urbanisation effrĂ©nĂ©e, le moindre mĂštre carrĂ© est Ăąprement disputĂ© et aiguise les appĂ©tits immobiliers. Et les plus pauvres se retrouvent relĂ©guĂ©s toujours plus loin, en pĂ©riphĂ©rie de la tentaculaire mĂ©gapole.

Chief Albert Jeje espĂšre que la carte de Makoko aidera ses habitants Ă  revendiquer leurs droits sur la lagune: "Nous sommes des pĂȘcheurs, si vous nous chassez de lĂ , nous mourrons".

AFP

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