Khaled souffle dans deux cornes pour accorder son mezoued, une sorte de cornemuse. En Tunisie, cet instrument, Ă©galement genre musical du folklore, est sorti du ghetto oĂč il Ă©tait confinĂ© pour conquĂ©rir des musiciens d'horizons aussi Ă©loignĂ©s que le hip-hop ou le jazz.
Le mezoued "doit ĂȘtre fabriquĂ© Ă partir d'Ă©lĂ©ments naturels", explique Ă l'AFP Khaled ben Khemis, un artisan de 51 ans qui pratique ce mĂ©tier depuis 30 ans dans son atelier du nord de Tunis, en montrant le sac - rĂ©servoir d'air - en peau de chĂšvre et les parties en bois.
Lorsque certains fabricants utilisent du plastique pour les anches - petites flĂ»tes oĂč jouer les notes - sur un instrument qui peut coĂ»ter jusqu'Ă 1.000 dinars (300 euros), l'artisan proteste: "Elles n'ont pas l'Ăąme de celles faites en roseau".
Les historiens, presque unanimes, font remonter l'apparition du mezoued en Tunisie au début du XXe siÚcle.
Mais la cornemuse tunisienne a Ă©normĂ©ment Ă©voluĂ©: "Avant on jouait sans note juste et on le fabriquait Ă la va-vite", se rappelle l'artisan, en limant les deux cornes de vache reliĂ©es aux anches, d'oĂč sortira le son final.
- Mauvaise image -
"C'était un genre musical dont la réputation était mauvaise tout comme ceux qui en jouaient", explique à l'AFP Noureddine Kahlaoui, artiste trÚs populaire aprÚs 40 ans de carriÚre qui se définit comme "un militant" du mezoued.
Cette musique a pĂąti d'une rĂ©putation sulfureuse l'associant Ă l'alcool, Ă la drogue et Ă la prison, oĂč beaucoup de morceaux ont Ă©tĂ© composĂ©s.
"Les malfaiteurs et les délinquants en cavale sont souvent retrouvés par les autorités dans des soirées mezoued", souligne le chanteur septuagénaire.
Les morceaux abordent en outre "des sujets audacieux critiquant la société, la politique, l'immigration et le racisme", analyse Rachid Cherif, chercheur en musicologie.
Traditionnellement, des soirées de mezoued sont organisées dans des quartiers populaires, voire pauvres et marginalisés, en particulier à l'occasion des mariages.
Les paroles des chansons peuvent ĂȘtre grossiĂšres et mal acceptĂ©es par les familles, ce qui dĂ©clenche parfois des Ă©meutes et bagarres dans les fĂȘtes.
Tout ceci explique que le mezoued ait été, jusqu'aux années 1990, censuré par les chaßnes de télévisions publiques.
Des artistes folkloriques ont alors entrepris de redorer son image auprÚs du grand public et des autorités.
En juillet 1991, "Nouba", une performance qui mélangeait musiques folklorique, populaire et soufie (courant mystique de l'islam) a marqué une étape fondamentale dans la réhabilitation du mezoued.
Le spectacle a été accueilli dans l'amphithéùtre romain de Carthage et sa retransmission par la suite à la télévision a permis au mezoued d'obtenir une large reconnaissance.
MĂȘme si quelques rĂ©ticences persistent, puisqu'en 2022, les responsables du Théùtre municipal de Tunis ont refusĂ© un spectacle de mezoued, jugĂ© indigne de cette prestigieuse institution.
- Jazz et Rap -
"Malgré les critiques, nous avons travaillé afin que cet héritage pittoresque puisse progresser", souligne M. Kahlaoui, heureux de "l'évolution fulgurante" d'un répertoire qui évoque aussi désormais l'amour et la famille.
Pour le chercheur Rachid Cherif, "le mezoued occupe une place prépondérante dans l'histoire de la musique populaire tunisienne" du fait de son fondement identitaire. Il "consolide l'idée d'appartenance à une nation, à une ethnie et à une culture".
Plus récemment, une nouvelle génération de musiciens a commencé à s'intéresser au mezoued et à le mixer avec des musiques urbaines comme le rap ou les musiques du monde. Des univers disparates qui donnent naissance à des créations libérées des clichés et des standards figés.
Montassar Jebali joue du mezoued dans plusieurs formations de jazz et hip-hop.
"Grùce à ce que j'ai appris pendant mes études, j'ai compris ce que l'on pouvait faire avec cet instrument", déclare le flûtiste de 32 ans, en précisant que le mezoued n'est pas encore enseigné à l'Institut supérieur de musique de Tunisie dont il est diplÎmé en musique arabe.
"J'ai exploité mes connaissances académiques pour trouver avec quel instrument il se mariait bien", ajoute M. Jebali, dont les concerts et ceux d'autres musiciens sont trÚs suivis par les jeunes Tunisiens.
"Le mezoued est en train de gagner du terrain", estime l'artiste, convaincu que cette musique percera Ă l'international, "peut-ĂȘtre pas demain, mais aprĂšs-demain".
AFP
