Compagnie l’Almandin

Au Théâtre des sables, "l’Exception" pour penser hier et aujourd’hui

  • Publié le 11 avril 2023 à 05:57
  • Actualisé le 11 avril 2023 à 06:45
L'exception pièce de théâtre

Issue du livre de Ruth Klüger "Refus de témoigner", "L’Exception" est un témoignage qui n’est pas sans rappeler le parcours de Simone Veil. Jacky Katu a su tirer l’essence de ce drame pour nous faire comprendre le calvaire de cette petite fille déportée - incarnée magistralement par Sandra Duca -, née en 1931 à Vienne en Autriche, qui n’acceptait pas le dictat d’un fou dont l’obsession était d’éradiquer tous les juifs. À voir d’urgence pour ne pas oublier…

Avec « L’Exception », nous sommes face à une fillette incarnée par Sandra Duca, dans une mise en scène signée Jacky Katu, sobre et dépouillée sans musique ni décors, qui nous déporte au cœur d’une humanité sans humanité.

Ici, tout superflu est éliminé du jeu pour se concentrer uniquement sur la voix, le regard, les émotions et la gestuelle. Seul le corps de la comédienne immergé dans un pyjama rayé épouse l’Histoire grâce à une interprétation impressionnante de vérité dans l’évocation de la souffrance de cette petite fille qui, certes s’effondre, mais se relève toujours. Une belle leçon de vie à voir d’urgence pour ne pas oublier les heures sombres de notre histoire pas si lointaine, et que nous dévoile Sandra Duca…

Ruth Klüger a, comme Simone Veil, vécu le traumatisme des camps de la mort mais paradoxalement, peu de gens la connaissent en France… « L’Exception » est une manière de la mettre en lumière ?

Absolument, j’ai découvert ce texte au moment où j’ai été choisie en tant que comédienne pour jouer ce spectacle. J’ai lu son livre, ce fut une vraie claque, et je me suis demandé pourquoi ne pas s’en servir davantage pour parler de cette période de l’Histoire, notamment auprès des jeunes, parce que c’est un témoignage exceptionnel au vu de l’âge qu’avait Ruth Klüger quand elle a été déportée vers les camps de la mort. Évidemment, il y aura toujours la comparaison avec Anne Franck que tout le monde connaît…

Quel message souhaitez-vous véhiculer à travers cette pièce ?

Au-delà de raconter son histoire, on a voulu aborder une thématique douloureuse à travers le regard indocile et révolté d’une adolescente projeté dans un monde d’adultes, dans une guerre d’hommes. Sans toutefois tomber dans une forme de pathos et de sentimentalisme que Ruth Klüger a toujours réfuté, comme elle le dit dans son livre hybride qui fait à la fois figure d’autobiographie et d’essai sur la notion de mémoire. Notre but était de ne pas arrondir les angles mais de raconter de la façon la plus juste ce qu’elle a écrit dans son livre intitulé « Refus de témoigner » qui parle aussi de la construction de soi. Il faut savoir que Ruth Klüger a pendant très longtemps refusé de témoigner de la façon dont attendait d’elle qu’elle le fasse et lorsqu’elle s’est décidée à le faire, ce fut à sa façon bien à elle.

On parle beaucoup de devoir de mémoire, est-ce aussi votre démarche ?

Présenter cette pièce est un petit plus par rapport à la façon dont on peut aborder ce sujet. En cours, on est toujours face à un professeur et/ou devant un livre et je me disais qu’aborder cette partie de l’Histoire par le biais d’une personne ayant l’âge du public et d’une comédienne extérieure à l’établissement avec sa propre voix et son corps peut être plus marquant et est susceptible de donner envie de s’interroger davantage et de faire prendre conscience de ce qui a été vécu. D’ailleurs, le rapport à la mémoire de Ruth Klüger est très spécifique. Elle dit que la mémoire n’est pas une vertu mais une faculté. La question est : Comment on se souvient. Tout souvenir étant sujet à interprétation, c’est pourquoi on a voulu interpréter cette histoire à notre façon en étant le plus juste possible par rapport à ce que Ruth voulait raconter.

« L’Exception » rappelle certes les heures sombres de l’histoire. Pourtant, au plus profond de l’horreur peut jaillir une lueur d’espoir. Est-ce aussi une manière raccourcie de dire que tant qu’il y a de la vie, il y a justement de l’espoir ?

Tout à fait. Ruth a toujours gardé espoir même s’il est lié à l’aveuglement de l’enfance et à la peur de la mort. En réalité, dans son livre elle ne parle pas tant des nazis que des victimes névrosées, elle raconte la vie dans les camps, sa relation avec sa mère et son point de vue d’enfant. Et ça, c’est assez extraordinaire.

Vous êtes totalement investie dans cette pièce. Un seul en scène très sobre, avec juste ce costume rayé, propre aux camps… Une volonté de votre part ?

C’était déjà le choix du metteur en scène de travailler dans une sobriété la plus totale, sans fioriture, ni musique. Juste ce costume rayé propre au détenus et aux camps. Il m’importait de donner voix à Ruth mais aussi de donner place au corps pour dire tout ce qui n’est pas dit. Ce corps est un corps abîmé, malmené et à travers lui, on sent qu’il y a quelque chose qui tient de l’oppression, du peu de liberté, du corps entravé et enfermé.

En parallèle aux salles de théâtre, « L’Exception » a-t-elle vocation à être toujours présentée dans des collèges ou d’autres lieux culturels ?

Lorsqu’on a créé la pièce en 2018 au festival d’Avignon, la question ne se posait pas forcément de jouer devant des collégiens. Un groupe de jeunes de 13-14 ans y a assisté et nos échanges avec eux à l’issue de la représentation ont été très instructifs. Il s’est avéré que c’est un public que j’avais vraiment envie de rencontrer parce que je sentais que la pièce résonnait en eux d’une certaine façon. Et depuis, je démarche davantage les établissements scolaires de France et de Navarre que les théâtres. Je suis toujours ravie d’échanger avec les collégiens et souvent, parallèlement aux représentations, on peut monter des ateliers théâtre autour de la notion de mémoire ou du témoignage. Pour moi, c’est riche de sens.

Quel écho a-t-elle ici à La Réunion ?

Que ce soit au niveau des enseignants très engagés dans leur enseignement et l’accompagnement de leurs élèves, que de ces derniers, je suis très heureuse de la façon dont on a été reçu et de la richesse des échanges incroyables et presque plus longs que d’habitude. Certes, tout dépend de l’âge et/ou de la classe. J’ai souvent beaucoup de réactions pendant la représentation mais aussi après, avec des questions sur Ruth Klüger, son histoire, sur le théâtre en soi ou encore sur l’intérêt d’être comédienne.

Pendant longtemps, vous avez pratiqué la danse qu’elle soit classique, modern jazz, hip hop ou contemporaine. Mais aussi du chant et même de la musique. Votre carrière théâtrale a, elle, débuté en 2008. Pourquoi ce choix ?

J’ai toujours eu cet attrait pour la scène et le spectacle vivant. Si j’avais pu, j’aurais aussi rajouté le cirque mais on ne peut pas tout faire ! Je pense que le théâtre est un besoin d’expression que la danse n’a pas pu combler jusque-là, car il n’y avait pas la parole si ce n’est le chant. Or, j’avais besoin de m’exprimer d’une autre façon, de porter la parole des autres à ma façon. J’ai donc commencé le théâtre et je me suis très vite dirigée vers un théâtre physique. J’ai trouvé un équilibre entre les deux qui se complètent totalement et aujourd’hui j’arrive à exprimer plus de choses par le corps que quand je faisais de la danse. C’est un travail libre et moins technique que la danse classique par exemple.
 
Une idée de votre prochain projet ?

Étrangement, depuis mon arrivée à La Réunion il y a une dizaine de jours, je n’arrête pas de penser à deux idées de projet : une première basée sur l’histoire de ma famille et la seconde, sur l’adaptation d’un livre. Mais c’est encore très vague pour le moment. Quoiqu’il en soit, il s’agira toujours d’un spectacle léger à transporter et destiné à être joué devant les jeunes. Les notions de partage et de transmission sont très importantes pour moi même si je serai toujours ravie de jouer dans les théâtres. Mais apprendre des jeunes est tellement enrichissant !

Zoom sur Ruth Klüger

Tout comme Simone Veil – qui avait eu la chance de croiser la route de cette femme allemande qui lui aurait dit qu’elle était "vraiment trop belle pour mourir…" , Ruth Klüger - née à Vienne, juive, déportée avec sa mère, elle sortira de cet enfer pour émigrer aux Etats-Unis en 1945 - fut sauvée par une femme qui détournant l’attention du soldat chargé de la surveillance, lui a permis de "changer de file". Ruth était alors âgée de 12 ans et on ne « gardait » que les jeunes filles de plus de 15 ans, les plus jeunes étant directement dirigées vers les fours crématoires.

"L’exception" de Jacky Katu est formidablement interprétée par Sandra Duca, seule sur scène, qui à travers une petite fille, nous raconte son quotidien, sa relation ambiguë avec sa mère, une femme relativement toxique en soi mais qui paradoxalement lui donnera la force de continuer à tenir jusqu’au bout. Au-delà, elle nous interroge sur le deuil, l'acte de témoigner, et la mémoire. Une pièce à la fois profondément triste – comme toutes celles qui évoquent la Shoah – et néanmoins extrêmement réconfortante.

vw/www.imazpress.com/redac@ipreunion.com

"L’Exception", de la compagnie L’Almandin au Théâtre des Sables le 14 avril, 9h et 20h

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