Consulting professor Ă l'universitĂ© de Londres (Grande-Bretagne), prĂ©sidente du comitĂ© pour la mĂ©moire de l'esclavage et chargĂ©e de mission scientifique et culturel de la Maison des civilisations et de l'unitĂ© rĂ©unionnaise, Françoise VergĂšs, fille de Paul VergĂšs, a Ă©tĂ© au centre de la controverse lors des derniĂšres rĂ©gionales. Si elle regrette de ne pas avoir eu "la libertĂ© de parole" nĂ©cessaire pour dĂ©fendre la MCUR, elle dit aussi qu'il faut maintenant sortir de l'invective" si on ne veut pas qu'une "Ă©tincelle fasse tout exploser". Elle est consciente que sa "famille est stigmatisĂ©e" et dit y ĂȘtre habituĂ©e. Elle ne croit pas Ă la mort de la Maison des civilisations car dit-elle "une idĂ©e ne meurt jamais". Entretien.
* La Maison des civilisations et de l'unitĂ© rĂ©unionnaise est morte. Cela vous attriste?- Je suis une chercheuse et le monde de la recherche a l'habitude des revers de toute nature. Donc non je ne suis pas attristĂ©e. Je le suis d'autant moins que la Maison des civilisations n'est pas morte. On ne tue pas un travail scientifique, on ne tue pas une idĂ©e. Le travail accompli depuis 6 ans ne peut pas disparaĂźtre. La formule la plus juste serait de dire "la RĂ©gion se retire du projet". Ce n'est pas pour autant qu'il s'arrĂȘtera. La RĂ©union, l'Histoire de La RĂ©union mĂ©ritent un lieu comme la Maison des civilisations.
* Les opposants de la Maison des civilisations ont toujours affirmé qu'il s'agissait d'un projet fantÎme, d'une coquille vide ou tout juste "peuplé" d'emplois fictifs...
- 8 000 images ont été identifiées pour servir au parcours muséographique. 1 300 fiches de recherches sur les itinéraires des esclaves et des engagés ont été établies. Une bibliothÚque quasiment unique dans tout l'océan Indien, puisqu'elle rassemble des livres en français et en anglais, était en cours de constitution. Des contacts ont été pris avec des scientifiques et des chercheurs du monde entier. Des conférences, des stages pour différents publics, les enseignants par exemple, ont été organisés. Tous les ans, plus de 2 000 enfants participaient aux différentes actions mises en place. Croyez-moi il y avait du travail et beaucoup de travail tous les jours pour les 22 employés de la Maison des civilisations.
* Les détracteurs de la MCUR reprochaient un coût de réalisation qu'ils jugeaient "pharaonique" ainsi que votre salaire qu'ils estimaient autour de 10 000 euros par mois....
- Et pourquoi pas 20 ou 30 000 euros par mois, plus que le PrĂ©sident de la RĂ©publique. C'est grotesque. Quant au coĂ»t de rĂ©alisation de la MCUR (87 millions, dont 67 millions devaient ĂȘtre financĂ©s par la RĂ©gion - ndlr), il est dans la moyenne des enveloppes financiĂšres dĂ©bloquĂ©es pour des projets de mĂȘme envergure en France mĂ©tropolitaine. Je pense par exemple au projet de parc Terra botanica d'Angers. Je souligne que la construction du bĂątiment qui devait accueillir la structure Ă©tait Ă©valuĂ©e Ă 38 millions d'euros. Un coĂ»t jugĂ© raisonnable lors de la dĂ©claration d'utilitĂ© publique. Le reste de l'enveloppe devait servir aux Ă©tudes et aux diffĂ©rents investissements inhĂ©rents Ă ce type de projets.
* Dans la situation économique et social qui est la sienne, La Réunion a-t-elle les moyens de consacrer une telle somme à ce projet?
- D'autres rĂ©gions en France mĂ©tropolitaine ont aussi d'importants problĂšmes Ă©conomiques, sociaux. Elles investissent pourtant dans la culture et Ă hauteur du budget rĂ©servĂ© Ă la MCUR. Je sais que La RĂ©union est le nombril du monde, mais puisque l'on veut ĂȘtre Français, il faut regarder ce qui se fait ailleurs en France et l'on verra que le projet MCUR n'a rien de dĂ©lirant comparĂ© Ă cela.
* La Réunion dites-vous a les moyens de réaliser sa Maison des civilisations, mais en a-t-elle vraiment besoin?
- Elle en a besoin. Bien sûr qu'elle en a en besoin. La culture et l'histoire de La Réunion ne se résume pas à "nou lé la , nou koz kréol". La Réunion a une richesse qu'elle ne soupçonne pas. Elle a une histoire extraordinairement formidable. Elle a besoin de se l'approprier. Elle a besoin de se resituer dans son environnement. C'est ainsi qu'elle construira son avenir.
* Sans doute, mais pour répondre à l'urgence sociale, n'aurait-il pas été plus raisonnable d'affecter les crédits de la MCUR à la construction de logement?
- C'est un argument de propagande utilisĂ© par les adversaires du projet tout au long de la campagne pour les rĂ©gionales. Mais enfin pourquoi faudrait-il la Maison des civilisations ou les logements. Il faut la MCUR, les logements, mais aussi des Ă©coles, des terrains de sports, des cinĂ©mas des transports. Tout doit se construire Ă la fois, mĂȘme s'il faut Ă©tablir des programmes. En tout cas la culture ne peut pas passer au dernier plan.
* Justement, vos dĂ©tracteurs font Ă peu prĂšs le mĂȘme reproche en accusant la majoritĂ© rĂ©gionale sortante d'avoir voulu enfermer la culture et l'histoire dans un musĂ©e...
- Alors il faut dĂ©truire tous les musĂ©es du monde... C'est ridicule. En quoi le musĂ©e du Quai Branly Ă Paris enferme les cultures d'Afrique, d'Asie, ou d'OcĂ©anie. En quoi le centre Beaubourg Ă Paris enferme l'art contemporain? Si partout dans le monde on a besoin de lieu de culture cela ne relĂšve quand mĂȘme pas de la folie collective.
* Si la MCUR est un projet aussi important, comment expliquez-vous qu'il ait soulevé une telle controverse?
- Il faut reconnaĂźtre que le maĂźtre d'ouvrage du projet (le conseil rĂ©gional - ndlr) a sous estimĂ© le fait que les adversaires du projet allaient utiliser tous les moyens pour diaboliser la MCUR. Il y a eu les blogs, les courriers de lecteurs, les interventions Ă la radio. Le ton Ă©tait toujours violent. L'invective Ă©tait constante sur "la fille VergĂšs", "le salaire de la fille VergĂšs", "les emplois fictifs", "la coquille vide". Dans toute cette hargne, je parlerais mĂȘme de haine, le message essentiel de la MCUR a Ă©tĂ© inaudible. Il aurait fallu ĂȘtre plus offensif et ne pas se contenter d'une position dĂ©fensive.
* La controverse a pris naissance plus d'un an avant les régionales. Pourquoi ne pas avoir réagi, pourquoi avoir attendu aprÚs les élections pour dire clairement le travail effectué par la MCUR ?
- Lorsque l'invective se dĂ©chainait, j'ai souvent regrettĂ© de ne pas avoir une libertĂ© de parole totale. La MCUR dĂ©pendait d'une collectivitĂ© et j'avais un devoir de rĂ©serve Ă observer. J'ai vu la hargne monter en puissance. Je me suis aussi rendue compte qu'il y avait un rĂ©el dĂ©faut de visibilitĂ©. Nous Ă©tions face Ă des adversaires qui dĂ©formaient systĂ©matiquement tout ce que l'on pouvait dire ou faire pour alimenter la polĂ©mique. Face Ă cela, Ă mon sens, on ne pouvait pas simplement se contenter de dire "regardez, ce que je fais c'est bien", mĂȘme si ces apprĂ©ciations positives remontaient du terrain. Encore une fois, je dis qu'il aurait fallu ĂȘtre plus offensif. Mais en tant que structure dĂ©pendant d'une collectivitĂ©, il y a eu des lourdeurs administratives que nous, Ă©quipe de la MCUR, nous n'avons pas rĂ©ussi Ă soulever.
* Vous parlez d'invective, de hargne, de haine. Pourquoi une telle violence selon vous?
- Il y a Ă La RĂ©union un courant trĂšs rĂ©actionnaire et xĂ©nophobe. Le fait est d'ailleurs historique. La RĂ©union est la seule colonie qui en 1794 a refusĂ© d'appliquer l'abolition de l'esclavage, attendant jusqu'Ă 1848 pour le faire. Ă cela s'ajoute des petits groupes venus de mĂ©tropole. Parmi eux se trouvent par exemple les dĂ©fenseurs de la thĂ©orie parlant des bienfaits de la colonisation. Ceux lĂ sont parvenus Ă faire voter une loi en ce sens mĂȘme si elle a ensuite Ă©tĂ© abrogĂ©e. La RĂ©union n'est pas Ă l'abri de ces courants. Il y a ici des gens qui ont peur de la diversitĂ©, peur de voir apparaĂźtre une histoire autre que celle de l'Europe. Si sociologiquement on ne tient pas compte de ces courants, on ne peut pas comprendre la violence qu'ils sont capables de dĂ©chainer par tous les moyens Ă leur disposition sans qu'il soit possible de discuter avec eux.
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* Cet situation vous inquiĂšte?
- Je dirais qu'il faut tout faire pour sortir de l'invective, de l'insulte. Quelles que soient nos idĂ©es nous devrions ĂȘtre capable de discuter sans insulter l'autre. Cette dĂ©rive est effectivement inquiĂ©tante car elle ouvre une boĂźte de Pandore qu'il sera ensuite extrĂȘmement difficile de refermer. Aujourd'hui l'invective est contre moi. On dit "il faut foutre dehors la fille VergĂšs". Demain on dira "dehors les Zorey" ou "dehors les Comoriens". C'est d'ailleurs dĂ©jĂ le cas. C'est dangereux. On ne peut pas dĂ©signer comme ça des gens Ă la vindicte populaire. Dans un pays oĂč tout le monde est tout le temps Ă©nervĂ© - on le voit sur les routes de l'Ăźle par exemple -, il ne faut pas prendre Ă la lĂ©gĂšre la montĂ©e de ce ton hystĂ©rique. Il faut se rendre compte que dans ce type de situation, une simple Ă©tincelle suffira pour tout faire exploser.
* Depuis plusieurs mois votre famille est au centre de toutes ces critiques, de toutes ces invectives. Comment vivez vous cela?
- Il y a eu effectivement une vraie stigmatisation de la famille VergĂšs. Pour certain si l'on s'appelle VergĂšs il est interdit de faire quoi que ce soit. On ne vous dĂ©fendra pas, on vous descendra. Pour ces personnes nous sommes des personnages abominables. Mon grand-pĂšre, le docteur Raymond VergĂšs, a Ă©tĂ© le premier Ă connaĂźtre cette situation. Mon frĂšre Laurent a Ă©tĂ© stigmatisĂ© de la mĂȘme maniĂšre avant de brusquement devenir quelqu'un de formidable Ă sa mort... Je ne vis pas cette situation d'une maniĂšre particuliĂšre. Elle relĂšve pour moi du climat d'invective dont je parlais tout Ă l'heure.
* Vous croyez toujours au projet Maison des civilisations, il est question qu'il soit maintenant porté par un certain nombre de communes.
- Je vous l'ai dit, une idée ne meurt jamais.
