Explosion du crack, arrivée massive des cathinones, tabac chimique plus puissant que jamais, cocaïne omniprésente : La Réunion traverse en silence une mutation profonde du marché des drogues. Les professionnels de santé, les forces de l’ordre et les familles tirent la sonnette d’alarme face à des addictions fulgurantes et des ravages humains d’une ampleur jamais observée sur l’île.“En quelques années, La Réunion est devenue un véritable marché cible pour les trafiquants” résume un addictologue (Photo imazpress.com)
Depuis près d’une décennie, les équipes addictologiques voient défiler des profils qui, auparavant, n’auraient jamais croisé leurs couloirs. “Nous sommes passés en quelques années dans la cour des grands”, résume le Dr David Mété, responsable du service addictologie du CHU de Bellepierre. Les premiers signaux sont apparus avec le chamane et le tabac chimique, cannabinoïdes de synthèse arrivés vers 2015. Rapidement, d’autres produits plus puissants ont pris le relais : le B13, également appelé Dou, des cathinones de synthèse.
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Le médecin rappelle que ces substances appartiennent à la famille chimique du khat, mastiqué en Afrique de l’Est comme stimulant. “Elles imitent l’ecstasy, la MDMA, la cocaïne ou encore la méthamphétamine. Ce sont des copies chimiques, souvent plus fortes et moins prévisibles que les drogues d’origine.”
Mais l’évolution la plus spectaculaire concerne la cocaïne. Longtemps associée à quelques milieux festifs ou aisés, elle circule désormais partout. “Aujourd’hui, certains usagers nous disent qu’ils trouvent plus facilement de la cocaïne que du cannabis”, souligne le Dr Mété. Dans les quartiers, la situation a basculé avec l’arrivée du crack, dérivé de la cocaïne à fumer.
-Un “flash” aussi brutal qu’éphémère -
Une pierre chauffée, un crépitement, un “flash” aussi brutal qu’éphémère… et un besoin immédiat de recommencer. “Avec le crack, les effets sont très intenses et très courts. L’addiction peut s’installer en quelques consommations.” Une rapidité renforcée chez les personnes les plus vulnérables. “Tout le monde ne devient pas addict, mais certains profils basculent extrêmement vite" commente David Mété.
L’impact social est visible sur le terrain. De plus en plus de jeunes adultes, femmes et hommes, sombrent dans des consommations compulsives. Les dettes explosent, les comportements se dégradent, les violences augmentent. “On voit des troubles du comportement, de la criminalité opportuniste, des familles déstabilisées du jour au lendemain. Et beaucoup de dettes très lourdes, parfois ingérables”, détaille le spécialiste.
- La sensation d’être “invincible” et d'innombrables dettes -
L., 19 ans, en sait quelque chose. Il raconte sa première trace “pour tester”, un soir chez un ami. Une montée fulgurante, la sensation d’être “invincible”, puis l’engrenage. “Je me disais que j’avais le contrôle. En réalité, c’est l’inverse. J’ai commencé à acheter, puis à emprunter. Aujourd’hui je dois 12.000 euros. J’ai 19 ans. Les menaces, les pressions… parfois j’ai l’impression d’étouffer.” Sa famille tente aujourd’hui de l’aider à remonter la pente, en sollicitant médecins, psychologues et proches. “Tester une fois, ça peut détruire une vie”, dit-il sans détour.
Pour le Dr Mété, ces trajectoires individuelles s’inscrivent dans une dynamique mondiale. Le narcotrafic s’est réorganisé et cherche de nouveaux marchés. “La Réunion est un territoire où il y a plus d’argent qu’ailleurs dans la zone Afrique–océan Indien. Les marchés européens et nord-américains sont saturés. L’île devient un espace à conquérir.”
Le prix du gramme de cocaïne, autour de 150 euros, témoigne de cette attractivité. Le bassin de population est limité mais solvable, ce qui suffit à attiser les convoitises des réseaux.
- "Et la prévention dans tout ça ? -
Face à cette mutation, les professionnels saluent la fermeté des autorités. “La réponse préfectorale est forte. Elle a été initiée par Jérôme Filippini et poursuivie par l’actuel préfet, avec beaucoup d’énergie sur la lutte contre les trafics.” Mais ils pointent un déséquilibre : l’absence d’un effort équivalent sur la prévention. “La prise en charge des addictions doit être globale. La répression est essentielle, mais ce n’est qu’un volet.
Or, au niveau national, le budget de la Mildeca, la mission interministérielle de lutte contre les conduites addictives, a été réduit de plusieurs millions d’euros alors qu’il n’était déjà pas très élevé.” Conséquence : moins d’actions de terrain, moins de sensibilisation, moins de soutien aux structures qui tentent de prévenir ces dérives. “Sur la prévention, nous n’avons pas le sentiment que les moyens soient à la hauteur. Il nous faudrait des réponses beaucoup plus ambitieuses.”
Les ravages liés aux nouvelles drogues le confirment chaque semaine. La cathinone, ou B13, provoque agitation extrême, agressivité soudaine, pertes de contrôle et dépendance rapide. Le tabac chimique, mélange instable de cannabinoïdes de synthèse, entraîne hallucinations, confusion, convulsions et comportements dangereux en quelques secondes. Quant au crack, il réduit des vies entières à des cycles violents de “flash” et de “crash”, laissant derrière lui dettes, troubles psychiques sévères et précarité brutale.
“En quelques années, La Réunion est devenue un véritable marché cible pour les trafiquants”, résume le Dr Mété. “Si nous voulons préserver notre vivre-ensemble, il faudra une mobilisation urgente, globale, durable.”
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