Le 16 septembre 2011, Lucien Jerphagnon, qui n'était pas un "people", a discrètement quitté ce monde, mais la lumière de son esprit continue d'éclairer qui veut bien ouvrir les yeux, et lire... Ainsi, Albin Michel a publié, à titre posthume, le dernier ouvrage de cet érudit jovial sur le mode du Gai savoir, ironique et pétillant : Connais-toi toi-même... et fais ce que tu aimes. Son dernier ouvrage constitue en fait une plaisante introduction à l'oeuvre immense de celui qui fut l'un des grands penseurs et érudit de notre temps avec Jacqueline de Romilly et Christiane Desroche-Noblecourt. (photo D.R.)
Philosophe et historien de la philosophie, Lucien Jerphagnon, disparu le 16 septembre 2011, expliquait ainsi la finalité de la philosophie : "Depuis les origines jusqu’à nos jours, la vocation première de la philosophie a toujours été de promouvoir en l’homme la conscience de lui-même et du monde, afin de réaliser, en lui et autour de lui, ce que les Grecs appelaient eudaimonia et les Romains beata vita, autrement dit une vie harmonieuse parce que conforme à sa destinée, et heureuse parce qu’harmonieuse…"
Un énoncé conforme à son C.V. de diplômé de l’École pratique des hautes études, docteur ès lettres, docteur en psychologie et chercheur au CNRS... qui se définissait pourtant comme un "aventurier, détective, barbouze de la philosophie antique et médiévale…" De fait, "le Jerph", comme il se qualifiait lui-même, pour être un érudit impressionnant, un puits de science, à l’aise d’un bout à l’autre de l’antiquité et du Moyen Âge, membre de l’Académie d’Athènes, de l’Académie française, de l’Académie des sciences morales et politiques, cultivait tout à la fois humilité et gai savoir. Il affirmait sans rire : "Je ne suis pas un intellectuel, je n’estime pas mes idées imputrescibles. D’ailleurs, je me garde de l’esprit de sérieux : il vous conduit toujours à la connerie... "
Lucien Jerphagnon est un guide ironique sur les chemins du savoir, et s’il peut assener en un seul volume, dans "Les armes et les mots", publié dans la collection Bouquins, trois ouvrages liés en une même démarche didactique, "Histoire de la Rome antique", "Les Divins Césars" et "Histoire de la pensée", qui recouvrent un pan immense de la culture, le même "Jerph" s’amuse en de courts textes, tels que "La... sottise ?, Vingt-huit siècles qu’on en parle", ou dans un autre registre, "Connais-toi toi-même... et fais ce que tu aimes", son dernier opus, publié à titre posthume par Albin Michel ; une fascinante balade qui vous promène de Homère et Hésiode aux derniers péplums hollywoodiens, Gladiator, Alexandre et Agora, en passant, par le profond Plotin et Saint-Augustin ; sans oublier un petit détour du côté de Constantin qui mêla subtilement politique et religion, fondant la chrétienté aux dépens de l’Empire des vieux romains...
Jouant des outils de l’histoire et de la philosophie, Jerphagnon restitue pour son lecteur-disciple le continuum dont est issue notre civilisation, la pensée politique et ses mythes dominants, le flirt entre l’espérance des mystiques et la raison d’Etat, dont on retrouve les échos jusque dans les plus récents péplums, tels Gladiator, Alexandre et Agora...
En allant aux sources de notre civilisation, retrouver la matière même de la pensée politique, une pensée incarnée par le verbe restitué dans son goût, sa chair et son sang, Lucien Jerphagnon nous inscrit dans un continuum qui voit l'antiquité palpiter sous la "modernité", l'espérance des mystiques croiser la raison d'Etat sous le projecteur d'une intelligence qui se refuse aux facilités de l'opinion.
On retrouve dans la démarche faussement désinvolte de l'auteur, cette extraordinaire aisance que procure une érudition dominée, cette capacité unique à mettre en relation les tesselles apparemment éparses d'une colossale fresque culturelle. Le "Connais-toi toi-même…" du titre incite à s'engager dans ce voyage initiatique qui nous porte à considérer ce que nous sommes en tant que produits plus ou moins conscients de notre culture et de notre temps, porteurs implicites au détour des mots, expressions et valeurs, d'éclats dont nous ignorons ou avons perdu l'origine voire le sens exact.
Tel un maître péripatéticien, Lucien Jerphagnon nous emmène sur le chemin de la liberté, nous mettant en garde sur les facilités de la doxa, de l'opinion, qui nous dispense de penser par nous-mêmes, comme sur les certitudes dogmatiques qui étouffent l'esprit en imposant un conformisme stérile. Il convient, là , de citer ce sacré Jerphagnon, car ses mises en garde sont de saison : "Que chacun en arrive à penser spontanément " comme il faut " suppose en effet un processus de conditionnement. Y pourvoiront les mots, les images, les slogans opérant une efficace "pavlovisation" du citoyen bien disant et bien-pensant, bref orthodoxe […] d'où procède l'initiative de l'autodiscipline spontanée ? D'en haut ? Tyrans ou démocrates, les gens de pouvoir ont toujours eu le souci d'une uniformité allant dans le bon sens, le leur. Mais dans la France d'aujourd'hui, ces gens pour qui le "comme il faut" a valeur de credo n'exercent pas une censure d'Etat comme il en va dans les pays totalitaires. Ce sont des censeurs autoproclamés, fondant sur leur idéologie une juridiction usurpée. Comment se fait-il, alors, que cet arbitraire ne rencontre pas la résistance qu'on attendrait (…) C'est précisément cette complaisance qui me fait souci. Elle trahit la renonciation à la liberté de penser et de dire…"
Pour Jerphagnon, face à " l'air du temps " qui "s'engouffre dans les esprits proportionnellement au vide qu'il y trouve", il n'existe qu'une seule arme : "La culture […] le seul filtre efficace…" De quoi méditer pour les supporters des différentes écuries politiques qui monopolisent le discours et orientent les informations.
La seconde proposition contenue dans le titre "… et fais ce que tu aimes", incite à l'action, qui sonne en harmonie avec la devise rabelaisienne de l'Abbaye de Thélème. Comme quoi, le recueil d'articles, inédits pour la plupart, que constitue le "Connais-toi toi-même…" de Jerphagnon, intelligemment préfacé par Stéphane Barsacq, est bien plus qu'une opportune compilation. Au-delà de l'érudition et de la malice, en dépit d'une forme par nature morcelée, l'auteur nous offre une feuille de route qui permet de s'affranchir des pesanteurs de "l'air du temps", un bel ouvrage d'historien et de philosophe irréductible au "politiquement correct".
Philippe Le Claire pour www.ipreunion.com

Il est rare de trouver un texte aussi riche et stimulant que celui-ci. Merci à Imazpress de lui donner la lumière. Lucien Jerphagon était un homme hors du commun, l'un de ceux qui ne font pas la Une des journaux ni le tour des plateaux de télévision... Invité par JP Elkabbach à La Bibliothèque Médicis sur LCP peu de mois avant son départ pour l'infini. Il avait su donner corps à son immense savoir et donner envie de sortir de la vulgarité ambiante par une longue marche sur les chemins de la connaissance. Gardons en mémoire cette recommandation de Jerph dans La sottise?: " Ne perdons jamais de vue cette donnée essentielle:toute pensée s'inscrit dans l'air du temps, tout comme la durée unique que vit chacun s'inscrit dans la durée collective. Cela même rend prudent à l'égard de tout ce qui apparaît comme un absolu.De ce qui apparaît, mais aux yeux de qui et à quel moment? En fait tout est là ."